Victime de violences domestiques pendant des années, Ana Pinto a fait sien le combat contre celles-ci, visant chaque jour à améliorer l’écoute, la prise en charge et l’accompagnement des victimes. Victime : un statut à part entière qu’elle revendique dans une pétition publique qui passera devant la Chambre des députés…mais quand ? À la veille de la journée du 8 mars, elle demande surtout une chose : que sa douloureuse expérience lui permette d’agir au quotidien…
Rédaction : Fabien Rodrigues / Crédit Photo : Tanita
L’engagement d’Ana Pinto n’est plus à démontrer : à travers l’association La Voix des Survivant(e)s (LVDS) qu’elle a cofondée, elle se bat dès qu’elle le peut et de manière revendicative pour que les victimes de violences physiques et psychologiques faites aux femmes, aux enfants – et aux hommes – qu’elle a subies elle-même n’arrivent qu’à un minimum malheureusement irréalisable de personnes au Luxembourg. Et pour que les victimes toujours trop nombreuses soient toujours mieux encadrées et en position de se défendre et de demander réparation.
C’est pour cela qu’elle a créé en 2022 et préside depuis l’association LVDS qui réunit des survivant(e)s de violences sexuelles, sexistes, physiques ou psychiques, ainsi que des membres sympathisants qui soutiennent cette cause, et qui se mobilise pour briser les tabous, tendre une main aux victimes isolées et les orienter vers des structures professionnelles, donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas en intervenant dans le processus législatif et les organes de décision et participer à des actions de prévention…
Une pétition juste, juste à temps
Alors que se dessine une nouvelle Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars à venir, l’association peut se targuer d’un impact non négligeable depuis sa création. Une action reconnue, puisque LVDS s’est vu décerner le 5 décembre dernier le Prix Anne Beffort 2024 de la Ville de Luxembourg. Mais c’est aussi l’ambition de la structure qui a été saluée par ce prix… En effet, elle n’a pas hésité à monter le ton en présentant une proposition de loi novatrice pour lutter efficacement contre les violences fondées sur le genre et leurs effets dévastateurs sur les enfants co-victimes, via la pétition 3409 et la campagne « Lët’z say No to violence ». Un projet ambitieux de 52 propositions concrètes pour renforcer le droit pénal (via la criminalisation de la violence psychologique, économique et du contrôle coercitif) ; créer un Centre National d’Accueil des Victimes indépendant qui garantit un accès simplifié à des aides psychologiques, sociales, juridiques, et comportant une section spéciale dédiée aux enfants victimes ; instaurer le statut administratif de victime inspiré des modèles européens qui fonctionnent, facilitant ainsi l’accès à des droits fondamentaux pour prévenir la précarité des victimes ; la mise en place d’un tribunal spécialisé – pour une justice rapide et adaptée, avec des juges formés à la spécificité de ces violences ; et enfin, rendre possible une prévention renforcée : campagnes dans les écoles, formations des professionnels, sensibilisation du grand public…
Une pétition qui a recueilli les 4500 signatures nécessaires à sa présentation et son débat devant la Chambre des députés – mais juste à temps ! Puisqu’avec ses 5009 signatures au moment de sa clôture, la pétition 3409 n’aurait pas atteint le nouveau seuil des 5500 signatures requises dans le nouveau texte de réforme du système des pétitions publiques adopté en commission des pétitions le mois dernier et qui devrait être, selon toute vraisemblance, voté en plénière à la Chambre au courant de ce mois de mars. Une évolution expliquée en partie par celle de la population luxembourgeoise et des travailleurs frontaliers qui continue de croître, ainsi que par une volonté d’accélération de la mise en débat – et qu’Ana Pinto trouve normale : « Ce système est très important pour le peuple et la participation citoyenne et toute mesure pour le pérenniser, le rendre plus cohérent et efficace est louable ».
Laissez-nous aider, diplôme ou non
Une des raisons qui a poussé Ana Pinto à créer LVDS a été la rencontre avec d’autres victimes, qui se sentaient laissées-pour-compte dans un système non adapté à leur condition : « J’étais déjà désabusée moi-même suite à ma situation et à mon départ du foyer familial, notamment lors de la prise en charge par un avocat pour laquelle je ne recevais aucune aide, car mon salaire était apparemment trop élevé.
Sauf que j’étais partie de chez moi avec mon fils sans rien d’autre ! Suite à ces rencontres avec d’autres victimes, j’ai eu l’impression de ne voir que cela : des injustices, des injustices et encore des injustices… ». Pour elle, alors, il semble impossible qu’une structure adaptée n’existe pas dans un pays comme le Luxembourg, « aussi et surtout par rapport au sentiment d’impunité, puisque c’est toujours à la victime de prouver qu’elle l’est alors que ce type de violences domestiques se déroule toujours ou presque entre quatre murs ».
Bien sûr, il existe des associations d’aide comme Femmes en Détresse, auprès de qui elle est allée chercher de l’aide elle aussi et « qui font un super travail », mais pas d’associations « de victimes, pour des victimes », avec des interlocutrices et interlocuteurs qui ont vécu les mêmes choses que celles et ceux qui font le premier pas de s’y présenter. C’est la base pour la création de La Voix des Survivant(e)s, en août 2022 – un événement qui va alors « libérer la parole grâce au partage d’expérience », en matière de mémoire traumatique et de dissociation, par exemple.
Dans cette dynamique, un CNAV – Centre National d’Accueil pour des Victimes, faisant partie des propositions de la pétition 3409, devrait ouvrir ses portes début avril sur initiative du ministère de l’Égalité des genres et de la Diversité, mais selon Ana Pinto, il s’agira là malheureusement d’une version « an der Kannerschong », soit au rabais… « C’est déjà mieux que rien, mais ce sera surtout de la première aide, avec une infirmière et un psychologue, mais sans suivi et surtout, une fois de plus, sans consultations avec les victimes pour sa création », précise-t-elle – tout en prenant comme exemple les pays scandinaves dans lesquels des structures permettent « de tout faire en une fois sur place grâce à la présence de professionnels couvrant les différents besoins des victimes, dont les forces de l’ordre qui peuvent prendre une plainte ». Un modèle notamment valable pour les enfants victimes, ce qui permet d’éviter de les faire voyager d’une institution à l’autre inutilement…
Ainsi, l’idéal pour la présidente de LVDS serait aussi la possibilité pour elle-même, fonctionnaire dépendant du ministère des Finances, d’être « transférée » pour pouvoir intervenir au quotidien auprès des victimes réelles ou potentielles, dans les associations, auprès de la police ou encore dans les écoles… Une activité d’écoute et de conseil qu’elle effectue déjà, mais sur son temps libre.
« Avec LVDS, nous avons demandé une convention, mais on nous demande des diplômes que nous n’avons pas. Je ne suis pas psychologue, je ne peux pas m’improviser psychologue, mais j’ai l’expérience d’années de violences domestiques, d’écoute et de combat. Est-ce ici le plus important d’avoir un diplôme ? »
Ana Pinto, présidente de l’association La Voix des Survivant(e)s
Une action cruciale auprès des jeunes
Ana nous confie aussi qu’elle est invitée très régulièrement pour des cours de prévention dans les lycées par les directions d’établissements ou encore par le CePAS – psycho-social et d’accompagnement scolaire, notamment lorsqu’il y a un doute de cas de violences ou encore de manière plus plénière. « Mais je ne suis pas prof non plus, ce n’est pas ce que je veux. Je voudrais vraiment pouvoir faire de la prévention, car je vois que mon expérience et le dialogue avec les jeunes leur permettent de se confier sur leur situation personnelle, là où ils n’ont aucune idée d’où le faire habituellement ».
De plus, l’association procure déjà un suivi suite à ces confidences, en collaboration avec le CePAS. Ensemble, ils proposent des actions concrètes, d’accompagner physiquement les jeunes en cas de dépôt de plainte par exemple… Mais les problèmes ne s’arrêtent pas là, comme le confie Ana Pinto :
Ana Pinto, présidente de l’association La Voix des Survivant(e)s
« Il y a tellement de volets sur lesquels travailler, prévenir et accompagner, comme le syndrome d’imposture ressenti par les victimes, mais aussi le syndrome d’aliénation parentale qui est complètement infondé, mais qui continue à être pris en compte dans les tribunaux luxembourgeois, ou encore la médiation qui est toujours bien trop utilisée ! ».
Mais une fois de plus, tout cela est fait sur le temps de congé de la présidente de LVDS, elle qui ne souhaite que pouvoir s’y consacrer à plein temps, main dans la main avec le ministère compétent.
Les axes de combat seront donc nombreux lors de la Fraestreik du 8 mars et les mois qui suivront… Ceux-ci, ainsi que des témoignages de survivant(e)s accompagnés de liens et codes QR permettant aux visiteurs de se rendre sur les bonnes plateformes d’aide constituent d’ici là l’exposition itinérante « Brisons le silence », présentée pour la première fois lors de l’Orange Week 2023 à Esch-sur-Alzette, et plus récemment au Centre Hospitalier du Nord à Ettelbruck. L’exposition est à présent et pendant quelques semaines visitable au siège de la CSL à Luxembourg, la Chambre des salariés ayant tenu à l’accueillir en ce mois crucial pour les combats et les droits de la femme…
Cette interview a été initialement publiée dans le Femmes Magazine numéro 264 de mars 2025.