Pénurie RH, digitalisation et gestion des données, parcours patient, formation universitaire… Où en est le secteur dans ses défis actuels et futurs ? Bientôt un an après son entrée au gouvernement, Martine Deprez revient sur sa vision de la santé et de la sécurité sociale et sur les projets de modernisation qu’elle compte, en tant que ministre, concrétiser d’ici la fin de son mandat.
Par Marc Auxenfants
Martine Deprez, contrairement aux gouvernements précédents, vous dirigez à la fois les domaines de la santé publique et de la sécurité sociale. Pourquoi regrouper ces deux domaines dans un même ministère ?
Avant de devenir ministre, j’étais quotidiennement plongée dans le domaine de la santé en tant que patiente et mère de famille : je consultais des médecins (généralistes et spécialistes) ; parfois, il y avait des visites à l’hôpital, ainsi que des consultations pédiatriques… En tant qu’enseignante, je côtoyais des élèves souffrant de problèmes psychiatriques, psychologiques et de santé mentale, qui n’avaient pas accès à des soins dédiés. Pour eux, il n’existait pas de parcours prédéfini. Et côté professionnel – en tant qu’ancienne membre du Conseil d’État et haut fonctionnaire à l’Inspection générale de la Sécurité Sociale – j’ai traité les questions de santé sous l’angle juridique.
Ces diverses expériences m’ont démontré que les domaines de la Sécurité Sociale et de la santé publique devaient collaborer plus étroitement, surtout pour le bien-être du patient. Lorsque j’ai été sollicitée pour reprendre le poste de ministre de la Sécurité Sociale, j’ai donc vivement souhaité qu’il soit fusionné avec celui de la Santé.
Aujourd’hui, comment travaillent-ils ensemble ?
Les réunir a d’abord constitué un défi : les deux ministères étaient géographiquement séparés, avec des cultures, des modes de fonctionnement, des missions et des visions différentes. J’ai alors choisi de rassembler le personnel de la Sécurité Sociale dans nos locaux actuels à Gasperich, afin de former qu’un seul ministère. Sur le plan logistique, il reste encore à adapter les systèmes informatiques. Il faut aussi arriver à faire avancer ensemble les équipes vers une vision commune orientée patients, santé publique, protection et prestations sociales.
Quelles améliorations ont déjà été réalisées depuis ce regroupement ?
Proposer des réponses communes aux questions parlementaires. Auparavant, les députés adressaient ces dernières soit au ministère de la Santé, soit à celui de la Sécurité Sociale ou aux deux. Aujourd’hui, je peux y répondre d’une seule voix en tant que ministre de la Santé et de la Sécurité Sociale.
De même, au sein de la Chambre des députés, la Commission parlementaire de la Sécurité Sociale était rattachée au droit du travail. Désormais, les questions de Santé et de Sécurité Sociale sont traitées par une unique Commission, qui discute les sujets sous un angle commun pour les deux secteurs.
Quels sont les principaux défis de la Santé en termes RH ?
À mon arrivée au ministère, le Service des Professions de Santé s’occupait à la fois des autorisations d’exercer, de la promotion des métiers de la santé et de la redéfinition des attributions dans ce domaine. J’ai décidé de créer deux services distincts : le premier se concentre sur les autorisations d’exercer, qui relèvent principalement de la gestion administrative.
Alors que les deux autres volets sont des projets de grande envergure nécessitant du temps et des ressources considérables.
Actuellement, nous redéfinissons donc les attributions de chaque équipe, en capitalisant sur ce qui fonctionne déjà et sur les réalisations passées. Nous sommes encore dans la phase d’intégration.
Quelles seront les suites concrètes de cette réorganisation ?
Le volet des autorisations d’exercer repose sur un processus purement défini par la loi : quand un professionnel de la Santé requiert une autorisation d’exercice, nous vérifions les documents et établissons l’autorisation correspondante. Cependant, nous ne disposons d’aucune cartographie exacte du nombre de professionnels accrédités exerçant actuellement au Luxembourg. L’autorisation étant valable dans toute l’Union européenne, nous ne savons pas combien d’entre eux ont quitté le pays ni combien prendront leur retraite prochainement.
Nous mettons donc en place un véritable recueil des données conséquent et stratégique dans ce domaine. L’objectif est d’identifier l’existant en matière de ressources sanitaires et de spécialisations, pour mieux quantifier nos besoins en ressources humaines actuels et futurs pour chaque spécialisation.
Qu’en est-il des attributions des métiers ?
Certaines remontent à 1992. Leur détail doit être revu, adapté et agencé dans un esprit de partage et de coordination des responsabilités et des missions de chaque intervenant. Les formations, les professions, les techniques, les technologies et les matériaux évoluent constamment. Il est donc essentiel d’adapter et de moderniser les attributions en conséquence. Ce travail de longue haleine avait été mis en veille du- rant la pandémie. Il a repris depuis.
Quelles en seront les retombées concrètes sur le terrain ?
Nous connaissons une pénurie de médecins dans certains domaines. Il s’agit de relever ces défis et d’adapter l’interaction médecin/infirmier•ère•s pour y pallier. Ainsi il est projeté d’analyser si les infirmier•ère•s pouvaient être autorisé•e•s à administrer certains médicaments en fonction d’un profil bien défini par le médecin pour un certain type de patient, sans avoir à solliciter systématiquement son accord.
Il s’agit de mieux organiser et répartir les ressources. Nous avons souvent des retours de patients hospitalisés se plaignant que les infirmier•ère•s ou aide-soignant•e•s ne passent pas assez de temps auprès d’eux.
Nous devons donc trouver le juste équilibre entre le ressenti du patient et l’allocation des ressources sanitaires disponibles. Pour ce faire, nous constituons un état des lieux afin d’identifier et de quantifier les besoins actuels et futurs en personnels hospitaliers, en utilisant des statistiques fiables qui permettront d’effectuer des projections démographiques, d’analyser les profils des patients, et leurs pratiques d’accès aux soins, etc.
Quel est votre agenda sur ces questions ?
Ce sont des chantiers de longue haleine, axés sur la recherche et la collecte d’informations auprès des patients et de tous les acteurs du secteur. J’espère que tous ces projets seront concrétisés dans les trois années à venir.
Qu’en est-il de la promotion des métiers de la santé ?
Nous avons mis en place une plateforme en ligne consacrée aux différents métiers et opportunités professionnelles dans le secteur : « healthcareers.lu ». Elle s’adresse aussi aux lycéens, étudiants ou salariés en reconversion professionnelle désireux de découvrir et de s’orienter vers les diverses voies enrichissantes offertes dans ce domaine. C’est une mine d’informations précieuse que nous continuons à étoffer.
Selon vous, quelles professions sont actuellement en pénurie ?
L’ADEM publie chaque année une liste de métiers en forte pénurie, en fonction de l’offre et de la demande du marché. Nous manquons notamment d’aide-soignant•e•s et de médecins. La situation est moins préoccupante du côté infirmier, car beaucoup de ces professionnels viennent de l’étranger, et ce, de plus en plus loin. Nous devrons toutefois former de nouveaux personnels au Luxembourg pour qu’ils y restent et y exercent.
Quels sont les autres défis en matière de gestion des données ?
Nous avons centralisé toutes les données de la Sécurité Sociale : nous disposons donc d’un système d’assurance maladie unique capable de suivre la consommation médicale.
Nous avons aussi un système de documentation des séjours hospitaliers : nous connaissons ainsi le nombre de jours passés dans chaque hôpital et les pathologies traitées. Nous restons toutefois mal dotés quant au suivi du parcours des patients. Si nous pouvons suivre chaque événement du parcours du patient dans chaque hôpital, nous ne savons pas retracer en temps réel l’historique de vie complet du patient, notamment ses éventuels séjours dans un autre hôpital.
Le Dossier de Soins Partagés (DSP) – le dossier de santé électronique gratuit, per- sonnel et sécurisé regroupant les données essentielles de santé du patient – a été une première étape pour documenter son vécu dans le système de santé. Si actuellement les données d’imagerie, sur les résultats de laboratoires et les rapports de sortie des hôpitaux y sont déposées, elles ne sont pas structurées pour être correctement exploitées. Cela nécessite donc un travail de structuration et de gestion électronique de documents.
Quelles sont les prochaines étapes prévues dans ce domaine ?
Les plans de médication seront prochainement intégrés au DSP : l’ordonnance de médicament deviendra ainsi électronique et structurée, et pourra ainsi être présentée au pharmacien tout en étant enregistrée dans le DSP du patient. L’hôpital pourra ainsi consulter la médication du patient et éviter des contre médications. Nous voulons à terme implémenter une plateforme de données ouverte à tous les hôpitaux et professionnels de santé, incluant également les secteurs extra-hospitaliers comme les généralistes, spécialistes, et kinés. Mais tout cela ne se fera pas du jour au lendemain.
Pour moi, le patient doit être au cœur du dispositif de santé. Ce n’est pas à lui de naviguer seul à travers le système de santé. Ce dernier doit être organisé pour que le patient puisse clairement visualiser son parcours de soins. Trouver le bon professionnel, le bon conseil, au bon moment et au bon endroit relève du parcours du combattant, alors qu’il devrait être balisé.
Où en est-on dans la formation universitaire dans le secteur de la santé ?
Le Bac +3 en soins infirmiers débutera à la rentrée à Belval. Les formations spécialisées et le Bachelor en médecine sont déjà en place. Une première évaluation sera effectuée à la fin de cette année ou au début de l’année prochaine. Les résultats de cette analyse seront déterminants pour les discussions sur l’éventuelle instauration d’un Master. Le Gouvernement a indiqué dans l’accord de coalition sa volonté de mettre en place un Master et ainsi offrir un parcours universitaire intégral, allant du Bachelor à la spécialisation en médecine, qui fait actuellement défaut au Luxembourg. Si trois spécialisations existent déjà au Grand-Duché, les étudiants inscrits ont tous poursuivi leur Master à l’étranger.
Ce Master valoriserait nos hôpitaux. L’idée est aussi de développer et de structurer le secteur de la recherche universitaire et clinique. Les jeunes médecins luxembourgeois choisissent souvent de rester à l’étranger pour leur spécialisation, puis s’y établissent définitivement. Nous devons donc repenser notre système et le cas échéant adapter notre offre professionnelle pour attirer davantage de médecins.
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