Les deux mâles alpha qui s’affrontent quotidiennement sur la scène mondiale pourraient prêter à sourire, si derrière leurs postures ne se cachait pas une réalité bien plus grave. Car au-delà de l’ambiguïté qui sous-tend leur relation, ils placent l’Europe au cœur d’un conflit asymétrique et d’une guerre hybride que les analystes en géopolitique qualifient désormais de « phase zéro ».

Par Cadfael

Une réalité peu souriante

Le constat dressé par le sénateur français Claude Malhuret, lors du grand colloque de L’Express du 13 octobre, a eu l’effet d’un électrochoc. Médecin, avocat, centriste et ancien président de Médecins sans Frontières, il observe avec lucidité une Europe au bord du basculement. Trois mutations majeures se conjuguent : le dérèglement climatique, la révolution technologique portée par l’intelligence artificielle, et la montée en puissance de régimes autoritaires régionaux. En toile de fond, un affrontement sino-américain qui redessine l’équilibre mondial.

« Les rapports de force priment », résume-t-il. Et la Russie, selon lui, illustre cette dérive. Une dictature mafieuse nationaliste, l’un des derniers empires historiques, qui se prépare ouvertement à la confrontation avec l’Europe. Moscou déploie une panoplie d’outils de déstabilisation destinés à entretenir une tension permanente : provocations par drones, flottes fantômes, sabotages relayés par des influenceurs, fermes à trolls, campagnes de désinformation, manipulations électorales, menaces nucléaires et même tentatives d’assassinat d’opposants, comme celle survenue récemment à Biarritz.

Dans ce contexte, certains partis politiques pro-russes en Europe alimentent encore le brouillard ambiant. Et la lecture quotidienne de la presse suffit à s’en convaincre : la République fédérale allemande, tout comme les pays frontaliers de la Russie, se trouve aujourd’hui en première ligne.

La phase zéro

En appliquant à ce tableau les grilles d’analyse américaines, nous serions aujourd’hui en « phase zéro ». Ce concept, élaboré par le Pentagone au début des années 2000, se distingue par « une intégration de la diplomatie et de la guerre ».

Une étude de la National Defense University, publiée en 2006, définit cette phase comme englobant toutes les activités précédant un conflit ouvert, autrement dit, tout ce qui peut être entrepris pour empêcher qu’une crise ne dégénère dès son émergence.

« La phase zéro consiste à concevoir des opérations continues et adaptatives », explique le rapport. Son objectif ultime : promouvoir la stabilité et la paix en renforçant les capacités des pays partenaires, afin de les rendre coopératifs, formés et préparés à contribuer à la prévention et à la limitation des conflits.

L’Allemagne inquiète

La semaine dernière, selon Newsweek, le patron du renseignement allemand a alerté, lors d’un briefing devant le Bundestag, sur la menace que fait peser la Russie sur la « paix glaciale » avec l’Europe, une paix fragile qui pourrait à tout moment dégénérer en « confrontation chaude ». En tant que plus grand pays de l’Union européenne et principal soutien de l’Ukraine, l’Allemagne serait, selon lui, la première cible désignée de Moscou.

Dès le mois de juin, le chef d’état-major de la défense allemande, le général Carsten Breuer, déclarait à la BBC que l’OTAN devait se préparer à repousser une éventuelle attaque russe dans les quatre prochaines années, estimant que les États baltes pourraient être les premiers touchés.

Dont acte, dans une Europe plus divisée que jamais. Le tandem franco-allemand vacille : une France fragilisée financièrement et engluée dans ses turbulences politiques fait face à une Allemagne qui, elle, réarme à marche forcée. En septembre, le médecin général en chef des services de santé allemands déclarait au Die Welt qu’en cas de conflit, ses services anticipaient environ un millier de blessés par jour, soignés dans des hôpitaux civils. La Bundeswehr cherche à sécuriser 15 000 lits, ainsi que des trains et bus médicalisés.

La comparaison pique : la France, elle, a fermé ses grands hôpitaux militaires et vendu des dizaines de casernes et d’installations stratégiques.

Les banques n’attendent pas

Pendant que les États tâtonnent, les banques, elles, avancent. Selon une analyse publiée le 10 octobre, la Deutsche Bank comme BNP Paribas se renforcent déjà pour participer aux gigantesques marchés de la défense. La Banque européenne d’investissement (BEI) s’aligne sur le plan ReArm Europe de l’Union européenne, qui prévoit une enveloppe colossale de 600 milliards d’euros sur les quatre prochaines années. La Deutsche Bank a d’ailleurs signé en juin un accord en ce sens avec la BEI.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la prise de contrôle du groupe informatique Nexperia par le gouvernement néerlandais — un geste exceptionnel dans une économie libérale, justifié par la crainte d’une fuite de technologies sensibles vers la Russie ou la Chine.

Le Luxembourg, pour sa part, peine à remplir son quota de soutien à l’OTAN. Il participerait toutefois à une enveloppe de 500 millions d’euros destinée à financer l’achat de missiles Patriot américains pour l’Ukraine. S’y ajoutent des projets de cofinancement dans les domaines du contrôle de l’espace de conflit, de la cybersécurité, de la technologie des drones et de l’exploration spatiale.

Reste une question : le futur bataillon belgo-luxembourgeois, attendu entre 2028 et 2032, sera-t-il suffisant aux yeux du businessman versatile de Washington, et surtout de ses alliés au sein de l’OTAN ?

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