La situation est devenue chaotique dans l’île française de Mayotte, dans l’océan Indien. Pour lutter contre l’immigration clandestine, la délinquance et démanteler les bidonvilles, l’État a lancé « Wuambushu », une opération purement répressive qui ne résoudra en rien les problèmes de fond auxquels fait face le 101e département français.

Par Fabien Grasser

Quatre gendarmes ont été blessés dans un guet-apens alors qu’ils patrouillaient avec leur véhicule dans le quartier Jamaïque de Koungou, l’une des 17 communes de Mayotte, le 4 mai dernier. Une dizaine de jeunes les ont assaillis à coups de machettes et de pierres et il a fallu l’intervention de 70 gendarmes, de deux blindés et d’un hélicoptère pour rétablir l’ordre et sécuriser la commune. Les batailles rangées et les incendies de bâtiment se répètent quasi quotidiennement à Mayotte depuis le 24 avril et le déclenchement de l’opération « Wuambushu », par le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin. Les affrontements entre des jeunes très mobiles et forces de l’ordre ont lieu autour de bidonvilles, sur les routes et se poursuivent parfois dans les forêts montagneuses de la petite île française de l’océan Indien. À plusieurs reprises, ces dernières semaines, gendarmes et policiers ont fait usage de leurs armes à feu pour se dégager de situations périlleuses, sans pour autant ne blesser personne.

« Wuambushu », qui signifie « reprise » en shimaoré, désigne une opération visant à expulser les étrangers en situation irrégulière, à détruire les bidonvilles et à lutter contre la criminalité. Pour Gérald Darmanin, il s’agit d’une « reconquête d’un territoire de la République ». L’opération mobilise plus de 1.800 policiers et gendarmes, dont la CRS 8, spécialisée dans les violences urbaines, mais aussi un détachement du GIGN ou encore du RAID, des unités d’élite de la gendarmerie et de la police.

L’offensive martiale de l’État est soutenue par une majorité de Mahorais, excédés par les vols et les violences dont le nombre a explosé ces 10 dernières, faisant de Mayotte le département français au plus fort taux de délinquance. Depuis le 24 avril, des manifestations de soutien aux forces de l’ordre se multiplient et leurs participants s’en prennent aux quelques élus opposés à « Wuambushu ». D’autres ne sont pas à convaincre, à l’image de Salime Mdéré, vice-président du conseil départemental, affirmant qu’il « faut peut-être en tuer », en référence aux clandestins et délinquants. Sa déclaration témoigne du climat délétère sévissant sur le territoire.  

« L’île aux parfums » est devenue un enfer

« L’île aux parfums » avec son lagon aux eaux turquoise et ses plages bordées de baobabs est devenue un enfer pour ses habitants. Il est dangereux de s’aventurer à l’extérieur à la nuit tombée et les agressions se multiplient sur des routes par ailleurs totalement saturées. L’attaque d’un bus scolaire, en novembre dernier, a fait la une de l’actualité française, quelques jours après la mort de deux jeunes, assassinés à coup de machettes dans ce qui s’apparentait à un règlement de compte.

La majorité des jeunes est désœuvrée et sans espoir de s’extirper de la misère. En l’absence de toute perspective et revenu, ils sont nombreux à basculer dans la délinquance.

Le gouvernement et les élus locaux en rejettent l’entière responsabilité sur les sans-papiers comoriens qui représentent aujourd’hui entre un tiers et la moitié des habitants. Ils viennent pour la plupart de l’île voisine d’Anjouan, située à 70 kilomètres, et arrivent sur le territoire français au bord de canots de pêche, les kwassa-kwassa, souvent au péril de leur vie. Depuis le déclenchement de « Wuambushu », de nombreuses arrestations ont eu lieu, mais les autorités ne communiquent pas sur la nationalité des interpellés. Signe que la situation n’est pas réductible à une opposition entre Mahorais et immigrés.

Un détour par les chiffres permet de mieux appréhender le malaise auquel fait face la petite île tropicale, car Mayotte détient bien d’autres records funestes que celui de la délinquance. D’abord la croissance démographique : de 50.000 habitants à l’aube des années 1980, la population est passée à 310.000 en 2023, avec un taux de fécondité de 4,6 enfants par femme, contre 1,8 en métropole. La maternité de Mamoudzou, la principale ville de l’île, bat d’année en année le record du nombre de naissances en France. Mayotte affiche ainsi la croissance démographique la plus forte de tout le continent africain, juste derrière le Niger. Plus de 50% de la population a moins de 20 ans alors que les moyens alloués à l’éducation sont très insuffisants, près de la moitié des résidents étant illettrés.

Au rayon des chiffres, Mayotte détient aussi le record de la pauvreté en France : entre 67 et 84% de la population, selon les données, subsiste sous le seuil de la pauvreté. Et 79% des gens vivent dans des logements précaires et insalubres, des cases en tôle appelées « bangas », souvent sans électricité ni eau courante. La majorité des jeunes est désœuvrée et sans espoir de s’extirper de la misère. En l’absence de toute perspective et revenu, ils sont nombreux à basculer dans la délinquance.

Des siècles d’échanges

La responsabilité de ce tableau statistique apocalyptique incombe à l’État, mais aussi aux élus locaux qui ne réalisent pas les investissements nécessaires en infrastructures, alors qu’elles en ont les dotations. Les promesses de projets jamais réalisés sont légion. « Mayotte est en retard partout : le système de santé, routier, l’accès à l’eau… La misère est palpable, comme nulle part ailleurs en France, et tout ça, ce n’est pas la faute des Comoriens », résume Dominique Voynet dans une interview à Libération. L’ancienne ministre écologiste, qui a créé et dirigé l’Agence régionale de santé (ARS) à Mayotte de 2019 à 2021, affirme que « Wuambushu » ne réglera rien.

Le problème de l’immigration clandestine n’en est pas moins réel. Le phénomène s’est accéléré depuis 2011, quand Mayotte est devenue le 101e département français, après un troisième référendum, tenu en 2009. La pression démographique, avec tout ce qu’elle implique, s’est accrue. Les Comores voisines sont l’un des pays les plus pauvres au monde et Mayotte la française exerce à cet égard un pouvoir d’attraction naturel pour des populations démunies de tout.

Cette immigration clandestine puise aussi ses racines dans l’histoire des Comores. Mayotte est vendue à la France en 1841 par un sultan local, tandis que les trois autres îles de l’archipel, Grande Comore, Mohéli et Anjouan, tombent dans l’escarcelle coloniale française en 1886. Pressée par les Nations unies à décoloniser le territoire, la France organise un référendum d’autodétermination en 1974, à l’issue duquel Mayotte vote pour le maintien dans la République, au contraire des trois autres îles qui se prononcent pour l’indépendance. Paris choisit alors de séparer Mayotte du reste de l’archipel, au mépris du droit international consacrant l’indivisibilité des pays. Depuis 1976, l’assemblée générale de l’ONU a condamné cette décision à vingt reprises. Les Comores revendiquent également le rattachement de Mayotte.

La députée LIOT de Mayotte, Estelle Youssouffa, multiplie ces dernières semaines les interventions sur les plateaux télés et radios pour dire que Mayotte n’a aucun lien historique et culturel avec les Comores. Un discours répété par des élus mahorais depuis des années, rappelant que Mayotte était française avant la Savoie. En réalité, les quatre îles composant l’archipel échangent entre-elles depuis des siècles, partagent la même langue, pratiquent le même islam et possèdent les mêmes structures sociales matriarcales. Les mariages d’une île à l’autre sont monnaie courante et chacun possède, à des degrés divers, de la famille dans les autres îles. L’immigration des Anjouanais vers Mayotte s’inscrit dans une longue histoire, aujourd’hui exacerbée par la pauvreté qui étrangle les Comores.

Sur le plan économique, Mayotte, tout comme les autres îles des Comores, présente peu d’atouts au-delà des cultures d’ylang-ylang, de girofle ou de vanille. L’intérêt est dès lors géostratégique et militaire, l’île étant avantageusement située entre l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie, une zone par où transite plus de deux tiers du commerce mondial.

Chaque année, 25.000 Comoriens sont expulsés vers Anjouan, mais une grande partie d’entre eux reviennent rapidement. Pour toutes ces raisons, les opposants à « Wuambushu » estiment que cette opération purement répressive ne résoudra en rien les problèmes de l’archipel et qu’elle tient avant tout d’un coup de com du très droitier ministre de l’Intérieur et des Outre-mer. Soignants, enseignants et magistrats pensent au contraire qu’elle va aggraver la situation, notamment pour les très nombreux mineurs isolés, ce qui inquiète l’Unicef, qui condamne « Wuambushu ».

Les Comores refusent les renvois

La Ligue des droits de l’homme et d’autres organisations pointent le risque de contournement de l’état de droit et de violations graves des droits fondamentaux. Le 25 avril, un jour après le début de l’opération, le tribunal de Mamoudzou a suspendu la destruction d’un bidonville, « Talus 2 », en avançant qu’elle mettait en péril la sûreté des habitants, mahorais et comoriens. Pour le corps médical, les expulsions et la chasse aux sans-papiers vont priver des milliers de personnes de soins et les enfants de vaccination, faisant courir un risque épidémique à l’île, car aucune solution sérieuse de relogement n’est prévue après la destruction des bidonvilles.  

Pour couronner le tout, l’Union des Comores a refusé les premiers renvois de sans-papiers en fermant le port de Mutsamudu à Anjouan, sous prétexte de problèmes techniques. Les Comores « ne peuvent pas supporter les conséquences » de l’opération « Wuambushu », a déclaré de façon explicite Houmed Msaidié, le porte-parole du gouvernement. Depuis, « un dialogue » s’est engagé avec Paris et les navettes entre les deux îles ont repris. Le parlement comorien a condamné unanimement l’opération, mais l’archipel vit essentiellement de l’aide française et sa dépendance à l’ancienne puissance coloniale reste entière. Le président autocrate Azali Assoumani, arrivé au pouvoir par la force en 1999, est soutenu par la France. Avant son mandat, l’archipel avait été secoué par une succession de coups d’État, le plus souvent mené par le mercenaire Bob Denard, qui s‘était lui-même qualifié de « corsaire de la République ».

La catastrophe actuelle était prévisible, tant l’inaction publique est patente. La solution ne saura venir que d’un développement conjoint de Mayotte et des Comores, l’archipel que Paris s’emploie à maintenir sous sa botte. Mais cette complexité et les arguments des opposants à l’opération ne sauraient convaincre Gérald Darmanin : « Nous continuerons cette opération Wuambushu autant qu’il le faudra », avertit le ministre de l’Intérieur. La matraque et le bulldozer comme mode de gouvernement.