Texte par Cadfael

Mme Merckel et Mr Poutine sont de vieilles connaissances, selon une analyse parue sur le site Bloomberg en date du 27 août dernier sous la plume d’Andreas Kluth ancien rédacteur en chef du Handelsblatt et ancien de l’Economist. Il cite : « En tant qu’ancienne de l’Allemagne de l’Est, la chancelière parle Russe de même que le président russe, un ancien du KGB stationné à Dresde, maitrise parfaitement la langue allemande. Mme Merckel se souvient parfaitement de la tentative du président russe lors d’une visite en 2007, de l’intimider en laissant son labrador la renifler. » Et il rajoute qu’il convient de savoir que Mme Merckel est cynophobe et que le président russe le sait. Cette anecdote trace le cadre des relations germano-russes, l’ours et l’aigle fédéral.

Et le lion dans tout ça ?

L’importance de ce qui se passe à Berlin pour notre pays n’est pas à sous-estimer. En dehors de la longue histoire commune depuis bien avant le traité de Vienne (1815) en passant par le Zollverein, deux guerres meurtrières, et aujourd’hui des partenariats au sein de diverses alliances, l’Allemagne est le premier débouché commercial de notre pays avec 27.6 % des exportations luxembourgeoises allant vers la RFA et 27.4 % des importations luxembourgeoises venant d’Allemagne selon le site du Ministère des Affaires Étrangères fédéral.

Plus de 47 000 travailleurs frontaliers allemands traversent quotidiennement nos frontières et environ 5 000 luxembourgeois habitent an RFA. La présence russe est discrète à Luxembourg mais bien vivante, notamment avec deux anciens ministres de l’économie siégeant au conseil de sociétés financières russes et le fameux bal de charité russe annuel, évènement marquant de la saison. Y aurait-il une relation avec l’actuel ambassadeur luxembourgeois à Moscou qui, d’après la presse, demanderait un congé sans solde pour mieux pouvoir gouter les joies de la vie moscovite ?

Une danse à deux

Poutine est un joueur d’échec qui, malgré les difficultés économiques de son pays, joue de main de maître sur l’échiquier mondial. Avec son doctorat en chimie quantique, Mme Merckel, bénéficie d’un don à l’analyse de processus dynamiques complexes, elle est probablement le seul dirigeant du monde libre de pouvoir créer un contrepoids sophistiqué à l’ours russe. Cela n’empêche pas les relations entre les deux pays de connaître des hauts et des bas. En ce moment un vent glacial souffle sur les relations entre Berlin et Moscou.

Depuis la guerre froide, une des caractéristiques de la politique russe est de ne pas être trop pointilleuse lorsqu’il s’agit d’enfreindre les droits souverains d’autres pays. Comme le souligne John Kampfner dans une récente étude publiée sous l’égide du très anglais Royal United Service Institute en comparant les activités sur le sol allemand du gouvernement russe et chinois : « Les activités de la Russie sont largement politiques, elles visent à saper la confiance du public dans les institutions démocratiques tandis que la Chine vise essentiellement le pouvoir par l’appropriation de biens et technologies économiques ».

Il suffit de voir le soutien de la Russie à l’extrême droite européenne comme celui donné à l’AFD, le parti de la droite extrême allemande qui a tenté de prendre d’assaut le Bundestag il y a de celà quelques jours lors d’une manifestation pour la liberté et contre le port du masque. Le parti de Marine le Pen en France bénéficiait des mêmes grâces russes. Cela explique partiellement les supports données à « die Linke » successeur de l’ancienne SED (Sozialistische Einhaitspartei Deutschland), parti unique de l’ancienne Allemagne de l’Est.

Un ministre allemand à Moscou

Le voyage de M. Maas, ministre des affaires étrangères allemand, à la mi-août à Moscou n’aura pas suffi à dégeler la situation : parmi les divers points à l’ordre du jour selon l’agence de Presse Reuters, il y a la situation en Ukraine mais surtout le meurtre en août 2019 d’un exilé tchétchène à Berlin en pleine rue par les services de l’état russe. C’est la première fois que la chancelière pointe du doigt de manière aussi directe les activités parallèles russes sur le sol allemand.

En y ajoutant l’identification réussie par l’État allemand des hackers qui en 2015 ont massivement attaqué le Bundestag avec un vol de 16 gigabits de données et ont même hacké le compte personnel de la chancelière on comprend sa colère. En mai dernier le procureur fédéral a lancé un mandat d’arrêt contre un citoyen russe travaillant pour le GRU, les services de renseignements militaires. Le même est d’ailleurs également recherché par les services américains.

Entretemps, sur un plan européen

Depuis le 1er juillet la présidence tournante du Conseil européen est occupée par la République Fédérale, en pleine tensions générées par la Covid. Mme Merckel a diligenté la mise en place d’outils juridiques européens permettant de sanctionner des puissances tierces pratiquant ce genre d’agression.

Autre point à l’ordre du jour du voyage de M. Maas : les lourdes tensions en Méditerranée entre la Turquie et la Grèce, où Chypre appelle au soutien de la Russie. Mauvaise idée pour un pays de l’Union Européenne de demander au loup de garder la bergerie, même si Chypre est une place forte de la finance russe en Europe. Chypre où le Royaume Uni à une base militaire et qui est considérée comme le porte avion de l’Otan en Méditerranée est un enjeu de taille.

Le Mare Nostrum reste la chasse gardée des occidentaux même si le président Poutine ne demande pas mieux que de fourrer son nez dans les affaires europeéennes, d’autant plus que la Russie et la Turquie soutiennent le régime de Bachar en Syrie. Admettre une intermédiation russe aurait été un aveu de faiblesse flagrant pour l’Europe qui peine à marquer son terrain. Le voyage de M. Maas à Moscou aura été une tentative de calmer le jeu en Méditerranée, point probablement couronné de succès. L’avenir proche nous le dira.

Et le gaz russe ?

Un dernier point qui grince est la livraison renforcée de gaz russe en Europe via un second gazoduc Russie-RFA en construction ce qui irrite lourdement le locataire de la Maison blanche, qui verrait mieux du gaz américain issu du cracking sur les marches européens. Le pipeline Nordstream 2, défendu par l’ancien chancelier Schröder, ami personnel de Poutine et président du Conseil d’Administration de sociétés impliquées dans le projet, a une longueur de 1200 kilomètres, passe par la mer Baltique. Il vaut une douzaine de milliards d’euros, est la propriété de Gazprom, multi nationale russe active dans l’énergie et est co-financé par les sociétés allemandes Wintershall, filiale de BASF active dans les énergies, Uniper, et l’anglo- hollandaise Royal Dutch Shell, toutes actives dans les énergies.

Les États-Unis ont lancé des sanctions économiques et juridiques contre la petite ville de Sassnitz en RFA, port de travail des équipes en charge de Nordstream 2, ce que la RFA ne saurait accepter. Nordstream 2 aura couté en partie le retrait des troupes américaines des bases allemandes, sanction récente de M. Trump envers Mme Merckel.

Du poison russe ?

Comme si tout cela ne suffisait pas, l’empoisonnement de M. Navalny le plus prestigieux des opposants à M. Poutine, le 20 août dernier, a couronné le tout.
C’est un des moments forts de la politique de Mme Merckel, pour qui le respect des principes démocratiques et des droits de l’homme ne se discutent pas. Avant tous les autres dirigeants européens, elle a organisé un transport aérien, des soins dans probablement le meilleur hôpital de Berlin ainsi qu’une protection par les services fédéraux. L’Allemagne a immédiatement demandé une enquête claire et transparente afin de trouver les coupables, provoquant des réactions ironiques de le part de certains responsables russes.

Et l’avenir ?

La situation actuelle de l’Allemagne est symptomatique d’une Europe entre la marteau et l’enclume faute d’avoir su construire une autonomie économique, politique et militaire forte. Entre l’enclume d’un Trump et les marteaux russes et chinois, Mme Merckel tient le cap. Intransigeante sur les droits de l’homme et les respect des souverainetés, elle réussit à préserver les intérêts économiques des industriels et patrons de PME qui trop souvent sont prêts à des compromis pour préserver leurs chiffres d’affaires. La puissance charismatique de la chancelière, ce qui ne veut pas dire infaillible, aura réussi à conférer à l’Allemagne un rôle pivot en matière de politique européenne et mondiale.

Considérée par certains analystes comme la femme la plus puissante du monde, elle a décidé de quitter la politique l’année prochaine. Une des questions cruciales pour l’Europe sera celle de sa succession de même que celle du prochain locataire de la maison blanche.

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