Depuis 2021 et leur retour au pouvoir en Afghanistan, les talibans restreignent de façon drastique les droits des femmes. Ces derniers mois, ils leur ont interdit l’accès aux études de médecine ou encore de parler dans les lieux publics. Cette politique, au cœur de l’idéologie du régime islamique radical, fait l’objet de condamnations internationales pourtant peu suivies d’effets. Des voix appellent à une réaction plus vigoureuse et demandent que la notion « d’apartheid de genre », tel qu’il est pratiqué en Afghanistan, soit reconnu comme un crime contre l’humanité.

Texte : Fabien Grasser

Les talibans ont réduit les femmes afghanes au silence. Au sens propre du terme. En octobre, le régime théocratique et nationaliste qui gouverne le pays leur a interdit de parler dans l’espace public, après leur avoir déjà interdit d’y montrer leur visage. Cette mesure est un nouveau pas de la politique d’invisibilisation et d’effacement social des femmes, mise en œuvre par les talibans depuis leur retour au pouvoir, en août 2021. Mohammad Khalid Hanafi, ministre de la Propagation de la vertu et de la Prévention du vice, a annoncé cette nouvelle interdiction dans un enregistrement audio, et non à
la télévision comme il avait l’habitude de le faire, car les médias ont désormais interdiction de représenter des êtres vivants – humains, animaux et plantes.

Dans les jours suivant la promulgation de ce règlement aux contours volontairement flous, des médias afghans en exil ont certifié qu’il interdit également aux femmes de se parler entre elles.

L’affirmation a été démentie par le porte- parole du ministère, dans une déclaration se passant elle-même de commentaire : « Une femme peut parler à une autre femme, les femmes doivent interagir entre elles en société, les femmes ont des besoins. » Pour Amnesty International, il s’agit pourtant bel et bien d’un « moyen supplémentaire de restreindre la capacité des femmes et des filles d’interagir entre elles ». La fermeture de tous les salons de beauté, l’an dernier, s’inscrivait déjà dans cette volonté des talibans d’empêcher, à terme, toute communication verbale entre femmes, accuse l’ONG de défense des droits humains. Les salons de beauté, qui avaient ouvert en grand nombre dans les villes du pays, étaient devenus des lieux dans lesquels les femmes pouvaient échanger librement entre elles, sans la présence d’hommes.

« Ils ne nous autorisent même pas à parler aux postes de contrôle lorsque nous nous rendons au travail. Et dans les cliniques, on nous dit de ne pas discuter de questions médicales avec les hommes de notre famille », raconte Samira, une sage-femme d’Herat, dans un témoignage diffusé par Amu TV, une plateforme d’information indépendante qui couvre l’actualité afghane depuis les États-Unis.

DE MAIGRES AVANCÉES ANNIHILÉES

Après leur prise de Kaboul et le départ chaotique des troupes américaines du pays, les talibans avaient assuré qu’ils gouverneraient de façon plus « modérée » que lors de leur premier règne, entre 1996 et 2021. Mais à peine un mois après leur retour au pouvoir, ils ressuscitaient le sinistre ministère de la Propagation de la vertu et de la Prévention du vice, en remplacement du ministère des Femmes. Malgré la persistance de discriminations élevées, les femmes afghanes avaient conquis des libertés au cours des vingt dernières années, dans les villes surtout. Des centaines de milliers d’entre elles avaient accédé au marché du travail, souvent par nécessité, alors que leurs maris avaient été tués ou blessés au cours de quatre décennies de guerres ininterrompues. Au nom d’une application rigoriste de la charia (la loi islamique), les talibans ont progressivement annulé ces maigres avancées. La liste des interdits édictés ces trois dernières années est sans fin : interdiction d’étudier au-delà de l’école primaire, de travailler pour des ONG, de voyager sans parent masculin, de se vêtir librement, de se maquiller, de se parfumer, de fréquenter les parcs, les jardins, les bains publics, les salles de gym, etc. Le 3 décembre dernier, le régime a franchi une nouvelle étape en leur interdisant les études médicales.

Cette mesure « supprime la seule voie restante pour les femmes et les filles vers l’enseignement supérieur et décimera l’offre déjà insuffisante de sages-femmes, d’infirmières et de médecins femmes », a réagi Ravina Shamdasani, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Cette interdiction pourrait entraîner un effondrement total du système de santé afghan, déjà fragilisé à l’extrême, notamment en raison d’un sous-effectif chronique.

Elle limitera « l’accès déjà précaire des femmes et des filles aux soins de santé, car le personnel médical masculin n’a pas le droit de soigner les femmes à moins qu’un parent masculin ne soit présent », déplorent encore les Nations unies.

En juin 2023, dans une rare apparition publique, le chef suprême des talibans, Hibatullah Akhundzada, prétendait que son gouvernement avait sauvé les femmes afghanes de « l’oppression » et leur avait rendu leur statut « d’êtres humains dignes et libres ». Tout est mis en œuvre pour assurer aux femmes « une vie confortable et prospère conformément à la charia », ajoutait le dirigeant, qui régente le pays depuis Kandahar, la grande ville du sud du pays et fief historique des talibans.

« La discrimination grave, systématique et institutionnalisée à l’encontre des femmes et des filles est au cœur de l’idéologie et du pouvoir des talibans », cinglait quelques semaines plus tard Richard Bennett, rapporteur spécial de l’ONU pour l’Afghanistan, lors de la remise d’un rapport soulignant que la situation des femmes et des jeunes filles dans le pays « était l’une des pires au monde ».

LE DILEMME OCCIDENTAL

Dans un arrêt rendu le 4 octobre dernier à Luxembourg, la Cour de justice de l’Union européenne estime que « la seule prise en considération de la nationalité et du sexe est suffisante » pour accorder le statut de réfugiée à une femme afghane. « Les autorités compétentes des États membres peuvent considérer qu’il n’est pas nécessaire d’établir que la demandeuse risque effectivement et spécifiquement de faire l’objet d’actes de persécution en cas de retour dans son pays d’origine », écrivent les juges européens. Aussi logique et louable soit cette décision, elle représente l’un des rares actes concrets posés à ce jour par la communauté internationale en faveur des femmes afghanes. Les mesures discriminatoires brutales prises par les talibans sont certes régulièrement dénoncées par la communauté internationale. Mais, en réalité, celle-ci apparaît partagée sur l’attitude à adopter vis-à-vis des théocrates de Kaboul.

Les pays occidentaux en particulier, mais aussi l’ONU, font face à un dilemme : aider les talibans ou le peuple afghan ?

Le pays reste confronté à une situation humanitaire tragique et une grande partie de la population dépend de l’aide alimentaire extérieure.

Couper les ponts reviendrait à précipiter des millions de personnes dans une détresse encore plus grande. Le régime islamique radical n’a pas cure des critiques à son égard et profite de ce contexte dans sa quête de « normalisation » sur la scène internationale. Les talibans avaient ainsi réussi à envoyer une délégation d’observateurs à la récente COP29, tenue à Bakou. Une première depuis 2021 et une vitrine inespérée, s’agissant d’un événement médiatique planétaire.

Par ailleurs et aussi singulier que cela paraisse, plus de trois ans après avoir été chassés d’Afghanistan, les États- Unis demeurent le premier bailleur de fonds du pays. Ils ont débloqué plus de 20 milliards de dollars depuis 2021, portant à bout de bras un régime pourtant qualifié d’ennemi juré. Sans s’embarrasser de considérations humanitaires, Washington justifie cette aide par des impératifs touchant à sa propre sécurité, mais aussi par le maintien de son influence dans la région, face à la Chine, au Pakistan ou à l’Inde.

« LES FEMMES N’ONT PLUS LE DROIT DE VIVRE »

« En Afghanistan, les femmes n’ont plus le droit de vivre. Que faut-il de plus pour que le droit international réagisse ? », a lancé en octobre Marzieh Hamidi, devant une commission du sénat français. La championne de taekwondo, réfugiée en France, dénonce un « apartheid de genres », une notion qu’elle veut voir reconnaître comme « un crime contre l’humanité ». Ce combat, qu’elle porte avec d’autres femmes afghanes, mais aussi iraniennes, fait écho à un rapport publié conjointement par Amnesty International et la Commission internationale de juristes, en mai 2023. « Les talibans mènent une véritable guerre contre les femmes et les filles. Cette campagne de persécutions est organisée, généralisée et systématique », constate ce document.

Il liste les innombrables atteintes aux droits des femmes, comme la privation d’éducation, l’interdiction de voyager ou encore l’obligation de porter le hijab ou la burqa, comme le privilégient les talibans. Le rapport fait état de nombreux cas d’arrestations, de détentions et de tortures de femmes qui ont tenté de s’opposer à ces mesures ou qui se sont réfugiées dans des foyers après avoir subi des violences domestiques.

« Les femmes et les filles afghanes sont victimes d’une persécution fondée sur le genre, qui est un crime contre l’humanité », rappelle l’ONG internationale. « La gravité de ce crime demande une réponse internationale beaucoup plus vigoureuse que celle qui a été apportée jusqu’à présent. La seule issue acceptable sera le démantèlement de ce système d’oppression et de persécution sexiste », conclut le rapport. Amnesty et la Commission des juristes demandent dès lors à la Cour pénale internationale (CPI) à retenir la qualification de « crime contre l’humanité de persécution fondée sur le genre » dans l’enquête qu’elle mène sur la situation en Afghanistan.

« Je pense que ce serait mieux si les femmes n’existaient pas du tout dans cette société », avait raillé la gérante d’un salon de beauté de Kaboul, avant sa fermeture. « Je le dis maintenant : j’aimerais ne pas exister. J’aimerais que nous ne soyons pas nées en Afghanistan, ou que nous ne venions pas d’Afghanistan », avait-elle poursuivi, témoignant du désespoir des femmes afghanes. Une enquête menée par le média d’investigation afghan Zan Times et le quotidien britannique Guardian a révélé que pendant la première année du retour au pouvoir des talibans, le nombre de suicides de femmes avaient explosé dans le pays, faisant de l’Afghanistan « l’un des rares pays au monde où davantage de femmes que d’hommes se suicident ».

Article initialement publié dans Femmes Magazine n°262 édition de janvier 2025, à retrouver ici.