Le Brexit, la pandémie et la crise énergétique ont aggravé l’état de santé d’une économie britannique déjà fortement ébranlée. Alors que l’inflation s’envole et que les conditions de travail se dégradent, les grèves se multiplient, nourrissant un conflit social sans précédent depuis les années 1970.
Par Fabien Grasser
Pour le maire de Londres, Sadiq Kahn, l’affaire est entendue : « Après deux ans de déni et d’évitement, nous devons maintenant affronter la dure vérité : le Brexit ne fonctionne pas. » Le gouvernement doit admettre « les dégâts immenses » causés par la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, a ajouté l’élu travailliste dans un discours prononcé jeudi 12 janvier à Mansion House, la résidence officielle du lord-maire de La City, le cœur financier du pays. Le Brexit « a affaibli notre économie, fracturé notre union et terni notre réputation », a-t-il encore déploré. La sortie de l’UE est directement responsable de la crise économique, sociale et politique que traverse le pays depuis plusieurs mois, affirment les opposants au Brexit, parmi lesquels Sadiq Khan est l’un des plus résolus.
Avec 65% de Britanniques favorables à un nouveau référendum, selon un récent sondage, cette analyse semble persuader une majorité de la population qui ne voit pas les bénéfices escomptés du Brexit. Cette approche est aussi fréquemment relayée sur le continent, mais elle n’est évidemment pas partagée par les conservateurs au pouvoir, promoteurs du « Leave » lors du référendum de 2016. Les Tories pointent le mauvais alignement des étoiles avec la pandémie et l’invasion russe de l’Ukraine, venus contrarier le processus du Brexit, effectif depuis le 1er janvier 2021.
Mais ni l’une ni l’autre de ces explications ne convainc les spécialistes. Dans son traditionnel sondage de début d’année sur les perspectives de l’économie britannique, le Financial Times a interrogé 101 économistes dont une écrasante majorité juge que le mal britannique est bien plus profond et plus ancien. Ils reconnaissent dans leur grande majorité le caractère aggravant du Brexit, de la pandémie et de la guerre pour l’économie, particulièrement leur effet sur l’inflation. Avec une hausse des prix, qui atteint plus de 10% sur un an, le Royaume-Uni affiche l’inflation la plus élevée des économies développées. En cause notamment, l’augmentation des prix du gaz sur le marché mondial, alors que le pays en importe l’essentiel de Norvège et du Qatar. Les complications administratives induites par le Brexit dans les échanges commerciaux ont, pour leur part, pesé sur le renchérissement des denrées alimentaires.
Dépendance aux capitaux étrangers
« Le Royaume-Uni souffre d’un choc énergétique aussi grave que celui de l’Europe, d’un problème d’inflation aussi grave que celui des États-Unis et d’un problème unique de manque d’offre de main-d’œuvre dû à la combinaison du Brexit et de la crise du NHS (National Health Service)», le service public de santé, résume Ricardo Reis, professeur à la London School of Economics, dans le Financial Times. « Le Royaume-Uni est dans un trou structurel, pas dans un ralentissement cyclique », estime de son côté Diane Coyle, professeur à l’université de Cambridge. Le quotidien de référence des milieux d’affaires liste ces problèmes structurels ayant mené à l’impasse : faible productivité, faible investissement des entreprises, négligence des services publics par le gouvernement.
Ces carences sont connues de longue date et trouvent leur origine dans le désinvestissement industriel des années 1960, mais aussi dans les contradictions du modèle néolibéral imposé par Margareth Thatcher au début des années 1980. Pour financiariser l’économie et attirer les capitaux étrangers, la « Dame de fer » avait réduit l’imposition du capital, appliqué une austérité brutale aux services publics qu’elle a en partie privatisés, poursuivi la modération salariale introduite par ses prédécesseurs et écrasé les syndicats. La dépendance aux capitaux entrants a contraint les gouvernements successifs à une fuite en avant, mêlant les cadeaux fiscaux aux riches et une austérité budgétaire qui atteint d’abord les plus modestes. Mais ces mesures n’ont pas favorisé les gains de productivité, identifiés comme le principal problème de l’économie britannique.
La bulle immobilière construite par David Cameron à partir de 2011 illustre cette politique qui fragilise l’économie vis-à-vis des capitaux spéculatifs. Il en va de même de l’éphémère passage de Liz Truss au 10 Downing Street. Les nouveaux avantages fiscaux qu’elle voulait consentir aux plus fortunés ont été sanctionnés par les marchés en raison de leur impact sur les services publics et la stabilité sociale dont la qualité conditionne, malgré tout, les investissements privés. Son successeur et actuel Premier ministre, Rishi Sunak, a augmenté les impôts tout en décrétant une nouvelle cure d’austérité. Ce qui revient à tourner en rond…
Incertitude et fins de mois difficiles
Aujourd’hui, le Royaume-Uni est « l’homme malade du G7 », soutient Panicos Demitrias, ancien gouverneur de la Banque centrale de Chypre. Comme les autres économistes, il voit le pays s’enfoncer dans une récession durable. Le Royaume-Uni avait déjà écopé du surnom « d’homme malade » au début des années 1970, lors d’une crise économique et sociale marquée par de longues grèves. Le parallèle est d’autant plus tentant que depuis un an, le mouvement syndical britannique semble renaître des cendres auxquelles l’avait réduit la révolution néolibérale de Thatcher. Il renoue avec sa vigueur passée, souvent caractérisée par des positions radicales et politisées dans ce pays qui est l’une des matrices du capitalisme contemporain.
Ces derniers mois, les grèves se multiplient dans des milliers d‘entreprises privées dont les salariés revendiquent des hausses salariales pour contrer l’inflation qui plonge des millions de Britanniques dans l’incertitude et les fins de mois difficiles. Avec un taux de chômage de 3,5%, le Royaume-Uni peut certes revendiquer le plein emploi, mais c’est au prix de salaires précaires et de conditions de travail dégradées. En 2022, le nombre d’arrêts maladie a littéralement explosé, témoignant tant de ce mal-être au travail que de l’effondrement du système de santé public, près de 400.000 personnes étant en attente de soins.
Le mouvement social a contaminé le secteur public et les entreprises privatisées qui assurent des missions de service public, comme la poste ou les chemins de fer. Des milliers de trains ont été supprimés lors des fêtes de fin d’année tandis que la police aux frontières débrayait, rendant encore plus difficiles les entrées et sorties du pays, déjà rendues problématiques par le Brexit. Le gouvernement est resté inflexible face aux demandes de hausse de salaire, jugeant les revendications « hors de portée ».
Première grève depuis… 106 ans
Face à la gronde, le Premier ministre, Rishi Sunak, a menacé de restreindre le pouvoir des syndicats par la loi. Mais son projet s’est heurté aux infirmières. Le 15 décembre, 100.000 d’entre elles cessaient le travail à l’appel du Royal College of Nursing (RCN), leur syndicat qui lançait là son premier appel à la grève en 106 ans d’existence. Le mouvement a rencontré un large soutien dans la population et a été positivement relayé par de nombreux médias. « Vous avez pris soin de nous quand nous en avions le plus besoin. Maintenant, les honnêtes gens de Grande-Bretagne disent à nos infirmières… nous sommes avec vous », titrait en grand sur sa une le tabloïd Daily Mirror, le 15 décembre.
Si l’opposition et des économistes se plaisent à dénoncer l’incompétence des dirigeants du pays pour expliquer le désastre, d’autres, plus nombreux, y décèlent leur incapacité à construire des politiques économiques à long terme. Outre la vision purement électoraliste de leur mandat, ce défaut révèle aussi leur foi néolibérale dans la capacité autorégulatrice du marché, où l’intervention publique est considérée comme dommageable. Cette croyance a déjà été largement battue en brèche par les crises économiques des 40 dernières années, particulièrement en 2008, où l’injection massive de fonds publics a, à chaque fois, permis d’éviter le pire.
Le dogme néolibéral démontre son inefficacité à résoudre les difficultés du Royaume-Uni, l’un des deux pays, avec les États-Unis, d’où il a pourtant essaimé à partir des années 1980. Ce modèle s’est accompagné d’une hausse des inégalités à l’échelle mondiale. Il a encouragé la recherche de profits immédiats, desservant la lutte contre le réchauffement climatique qui nécessite précisément des politiques pensées à long terme. Dans ce sens, l’épisode dont les Britanniques sont aujourd’hui les acteurs pourrait bien annoncer la fin d’une séquence de quarante ans au cours desquels les marchés sont devenus l’unique boussole du monde.
Le soutien à la sortie de l’UE chute dans les États membres
Le soutien à la sortie de l’UE a chuté dans l’ensemble des États membres, selon une étude de l’European social survey (ESS), relayée par le Irish Times mi-janvier. La baisse la plus importante est observée en Finlande où le nombre de personnes prêtes à voter pour une sortie est passé de 28,6% en 2016-17 à seulement 15,4% en 2020-21, les deux périodes étudiées par l’ESS. Des reculs tout aussi significatifs sont constatés aux Pays-Bas (de 23 % à 13,5 %), au Portugal (de 15,7% à 6,6%) et en Autriche (de 26 % à 16,1 %).
En France, où le « Frexit » a été un temps porté par l’extrême droite et la droite souverainiste, le soutien à une sortie passe de 24,3 % à 16 %. Il en va de même en Italie, où 70,4% des sondés sont favorables à un maintien dans l’UE contre 62,9% en 2016. La péninsule reste cependant le troisième pays le plus défiant à l’égard de l’Europe, derrière la République tchèque et la Suède. Il est également notable de voir des pays comme la Hongrie et la Pologne enregistrer une baisse au soutien à la sortie, malgré leurs relations tendues avec l’UE sur les questions d’État de droit. L’Espagne est le pays où les partisans de la sortie sont le moins nombreux dans l’UE (4,7%).
Le Luxembourg europhile
Si les chiffres de l’étude de l’ESS n’ont pas été dévoilés pour le Luxembourg, il est un fait qu’une sortie de l’UE n’y a jamais été réellement à l’ordre du jour. L’économie du pays est globalement dépendante de son intégration dans l’ensemble européen et détermine ses relations avec ses voisins directs, jusqu’à l’indispensable emploi frontalier, facilité par le droit communautaire. Le Luxembourg bénéficie en outre de la présence de multiples institutions européennes et de ses retombées en termes financiers et d’emplois. Les études internationales classent généralement le Grand-Duché en tête des pays dont la population adhère le plus fortement à l’UE.
Cette tendance forte est accréditée par l’Eurobaromètre d’automne publié le 12 janvier par le Parlement européen. Parmi 507 personnes interrogées au Luxembourg, 67% disent avoir une image très positive de l’UE contre 47% en moyenne dans l’UE. Quand on leur demande le plus grand bénéfice apporté par l’ensemble européen, les Luxembourgeois placent en tête sa contribution à la croissance économique (40% contre 30% en moyenne UE). En seconde position, ils jugent que l’UE facilite la coopération avec les autres États membres (34%). Ces résultats confirment la place prépondérante jouée par l’UE pour l’économie du pays et la compréhension qu’ont ses habitants de cet enjeu. À l’échelle des 27, cette édition de l’Eurobaromètre relève que les Européens saluent en premier la contribution de l’UE « au maintien de la paix et au renforcement de la sécurité », une conséquence, là encore, directe de l’invasion de l’Ukraine (36% en moyenne UE contre 27% au Luxembourg).