Que reste-t-il de la « révolution du jasmin » qui a lancé le « printemps arabe » en 2011 ? Douze ans après la chute du régime dictatorial de Ben Ali, le pouvoir est aujourd’hui aux mains de Kaïs Saïed, un démagogue conservateur qui réduit les espaces de liberté, réprime opposition et médias tout en faisant porter la responsabilité de la crise économique aux migrants subsahariens.

Par Fabien Grasser

Une simple querelle avec un marchand de fruits a fini en tragédie, le 13 avril, avec la mort de Nizar Issaoui. Cet ancien footballeur professionnel s’était immolé par le feu quelques jours plus tôt, devant le district de police de Haffouz, dans le centre du pays. Avec son frère, il était accusé « d’association de malfaiteurs » et de « terrorisme » après une altercation entre la population et des commerçants sur le marché de la petite ville, car  les bananes y étaient vendues au double du prix fixé par les autorités. Le sportif de 35 ans et père de quatre enfants s’était filmé pour dénoncer les injustices commises par « l’État policier », avant d’enflammer ses vêtements. La vidéo a été rapidement et largement diffusée sur les réseaux sociaux. « Je vais être jugé et accusé dans le même temps. Je me condamne à la mort par immolation. La séance est levée », avait-il écrit sur sa page Facebook quelques instants plus tôt. 

Son histoire rappelle celle de Mohamed Bouazizi, un marchand ambulant de 27 ans qui s’était également immolé par le feu après un différend avec la police, le 17 décembre 2010. Son geste avait déclenché la « révolution du jasmin » en Tunisie et le « printemps arabe » dans toute la région. Sur le fond aussi, l’affaire présente des similitudes : une protestation contre la répression policière et un contexte économique catastrophique.

Depuis la chute de Zine el-Abdine Ben Ali,le 14 janvier 2011, la Tunisie a vécu de vifs épisodes de turbulence politique et de contestation souvent sanglante, mais elle a malgré tout poursuivi sur le chemin de la démocratie, avec des avancées et des reculs. Après huit années d’une gouvernance jugée déplorable et sur laquelle planait en permanence l’ombre du clan Ben Ali, la présidentielle d’octobre 2019 a vu l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed, un nouveau venu en politique. Ce juriste et universitaire, âgé aujourd’hui de 65 ans, avait largement gagné l’élection en défendant une vision morale, religieuse et conservatrice de la société, le souverainisme et une démocratie décentralisée. 

Opposants et journalistes en prison

Moins de quatre ans après son accession au pouvoir, le pays a basculé dans un régime autoritaire et raciste, la situation économique se dégrade pour la population et l’État est au bord de la faillite, faisant craindre une « libanisation » de la Tunisie. Le tournant est intervenu le 25 juillet 2021 quand Kaïs Saïed a invoqué l’article 80 de la Constitution pour démettre le gouvernement et en nommer un nouveau, suspendre l’Assemblée nationale et gouverner par décret, s’octroyant ainsi le pouvoir législatif. Une année plus tard, le 25 juillet 2022, un référendum constitutionnel a consacré la concentration des pouvoirs dans un régime présidentiel, à la faveur d’un scrutin auquel un tiers seulement des Tunisiens avait participé. 

Depuis le début de cette année, la dérive autoritaire de Kaïs Saïed s’est traduite par l’arrestation d’une vingtaine d’opposants politique ou encore du directeur de Mosaïque FM, une station privée très prisée par les Tunisiens pour son travail critique envers tous les pouvoirs depuis l’avènement de la révolution en 2011. Manifestations et actions de protestation se multiplient dans les rues des villes depuis janvier. « C’est le règne de l’arbitraire, donc on ne peut rien prévoir et on doit s’attendre à tout », résumait début avril Ahmed Néjib Chebbi. Cette figure de la gauche tunisienne est aujourd’hui l’un des leaders de l’opposition, qu’il a fédérée au sein du Front de salut national, regroupant une multitude de mouvements et partis, y compris Ennahdha, le parti islamiste devenu l’une des principales forces politiques du pays depuis sa légalisation en 2011.

Kaïs Saïed et son entourage justifient systématiquement les arrestations par l’accusation de « complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État ». Les dossiers judiciaires sont pour la plupart vides et se caractérisent par leur imprécision. « Le parquet ne communique pas et les seuls éléments dont on dispose viennent des avocats ou alors des proches du président qui diffusent des informations souvent erronées sur les réseaux sociaux », constate Hatem Nafti, essayiste et collaborateur du média alternatif Nawaat, auteur de plusieurs ouvrages dont le récent Tunisie, vers un populisme autoritaire ?Les accusés risquent gros, souligne-t-il dans une interview accordée à France 24 : « Ils sont poursuivis en vertu des lois antiterroristes et du Code pénal et certains sont passibles de la peine de mort. »

Obsédé par la théorie du complot

La majorité des observateurs décrivent un régime populiste, « obsédé par la théorie du complot, jouant sur les rancœurs (post)coloniales, le rejet de l’Occident et la défense du peuple », liste Khadija Mohsen-Fian, enseignante à Paris I et spécialiste du Maghreb. « Le pays est mal gouverné depuis 10 ans et c’est cela qui a fait le lit du populisme ».

« Le pays a basculé dans un régime autoritaire et raciste, la situation économique se dégrade et l’État est au bord de la faillite, faisant craindre une « libanisation » de la Tunisie »

La démagogie de Kaïs Saïed a atteint un paroxysme le 21 février dernier, lors d’une réunion du Conseil national de sécurité, au cours de laquelle il s’en est pris aux migrants subsahariens qu’il accuse d’être au cœur d’une « entreprise criminelle ourdie au début de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie » et la transformer « en pays africain seulement ». Le président incrimine des partis d’opposition, qu’il ne cite pas, affirmant qu’ils ont reçu « une forte somme d’argent » pour mettre en œuvre ce « grand remplacement », une théorie échafaudée par la droite nationaliste tunisienne la plus extrême. 

Accusés de tous les maux, y compris économiques, les migrants subsahariens sont depuis victimes de discriminations accrues et de véritables chasses à l’homme, alors qu’ils ne sont « pas plus de 21.000 sur une population de 12 millions d’habitants », selon Hatem Nafti. Ces diatribes anti-immigrés et leurs conséquences ont intensifié les départs vers l’Europe, les subsahariens tentant de fuir le pays sur des embarcations de plus en plus fragiles et inadaptées pour atteindre l’Italie. Le 13 avril, au moins 32 migrants ont péri dans un naufrage en voulant rejoindre l’île italienne de Lampedusa, à moins de 150 kilomètres des côtes tunisiennes. 

Mais les migrants originaires d’Afrique subsaharienne ne sont pas seuls à chercher à fuir le pays. Après les cadres et les jeunes qui ont massivement quitté le pays après la révolution de 2011, de plus en plus de Tunisiens, de tous âges et de toutes classes sociales, essayent désormais de rejoindre l’Union européenne. Par des moyens souvent moins périlleux, puisqu’ils passent par la Turquie pour emprunter ensuite la route des Balkans, un chemin rendu plus difficile depuis que la Serbie a introduit une obligation de visa pour les Tunisiens, fin 2022. 

Ces candidats à l’exil fuient moins un régime de plus en plus autoritaire qu’une situation sociale intenable. Très dépendante des importations, la Tunisie a vu l’inflation s’envoler depuis un an et le retour de la guerre en Europe. Les prix ont augmenté en moyenne de 10%, mais la hausse atteint 34% pour certains produits de base comme la viande, les œufs ou l’huile. Les mesures de limitation des prix sont mal appliquées, comme le montre l’altercation intervenue en avril à Haffouz, qui a entraîné le suicide du footballeur Nizar Issaoui. 

Les mois qui viennent risquent d’aggraver la situation, car une sécheresse alarmante sévit en Tunisie depuis quatre ans, en raison du changement climatique. Les récoltes de céréales et d’oléagineux, en grande partie destinées au marché intérieur, s’effondrent et devraient à peine atteindre cette année 10% du volume habituel. Les seules perspectives positives pour 2023 viennent d’une saison touristique prometteuse et de l’exportation de phosphate, dont les cours sont dopés depuis l’invasion de l’Ukraine, qui en était l’un des principaux producteurs mondiaux. 

L’État asphyxié par la dette

Face à ce tableau économique quelque peu apocalyptique, les marges de manœuvre de l’État sont extrêmement restreintes en raison de l’endettement du pays « Un tiers du budget est consacré au paiement de la dette, un tiers à celui des salaires du public et il ne reste donc qu’un tiers pour l’investissement, ce qui est très insuffisant », détaille l’économiste tunisien Aram Belhadj. Pour s’extraire de l’ornière, le pays est suspendu à un prêt de 1,8 milliard d’euros du FMI. L’institution internationale, basée à Washington, conditionne son déblocage à une profonde réforme de 100 entreprises publiques et à la libération des prix. Mais pendant que gouvernement et experts de la banque centrale négocient âprement avec le FMI, le président Kaïs Saïed et son entourage envoient des messages contradictoires. Qualifiant de « diktats » les conditions du FMI, ils jugent que la difficulté peut être contournée par le retour au pays des dizaines de milliards de dollars pillés par le clan Ben Ali. Une solution totalement illusoire pour garantir une souveraineté dont les observateurs jugent que la Tunisie n’a pas aujourd’hui les moyens. 

Sur le plan extérieur, Kaïs Saïed vient de rétablir les relations diplomatiques avec la Syrie, à l’image de nombreux autres pays arabes. En Europe, la Tunisie peut compter sur l’appui de la France et de l’Italie, ce dernier pays pressant le FMI d’adoucir ses conditions pour l’octroi du prêt de 1,8 milliard d’euros. Mais ce soutien de Paris et Rome est exclusivement motivé par la crainte d’une vague migratoire tunisienne, alors que le pays s’enfonce dans l’urgence. Pour la présidente d’extrême droite du Conseil italien, Giorgia Meloni, l’enjeu est de taille, car elle a été élue sur la promesse de stopper l’immigration. « Tunis est un bon garde-frontière », ironise l’essayiste Hatem Nafti, qui en veut pour preuve « le nombre de réadmissions de clandestins plus élevé en Tunisie qu’en Algérie ou au Maroc ».

Paradoxalement, l’autoritarisme, la démagogie et l’incapacité du président à juguler la crise économique ne valent pas le rejet massif par la population. Les études d’opinion montrent qu’environ 50% des Tunisiens continuent à soutenir sa personne, sans pour autant adhérer à son programme. Une ligne de crête sur laquelle Kaïs Saïed est parvenu à maintenir et renforcer son pouvoir personnel. Jusqu’à présent.