Dans le contexte actuel de mondialisation, de stagnation économique et d’inflation, un coût du travail élevé peut pénaliser les entreprises nationales face à leurs concurrentes étrangères. Il offre toutefois aux salariés une plus grande part de la richesse produite. Sidonie Paris, économiste, Economic Affairs à la Chambre de Commerce du Luxembourg, fait le point sur ses impacts sur la compétitivité et l’attractivité du pays.
Texte : Marc Auxenfants
Sidonie Paris, comment définissez-vous la compétitivité ?
La Chambre de Commerce la définit comme « la capacité d’une entreprise à affronter la concurrence ». Mais à l’échelle d’un pays, on admet généralement une définition plus large. Ainsi, au Luxembourg, le Conseil économique et social (CES) la définit comme « la capacité d’une nation à améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants et à leur procurer un haut niveau d’emploi et de cohésion sociale tout en préservant l’environnement ».
À l’échelle internationale, comment se positionne le Luxembourg dans ce domaine ?
Le renforcement de la compétitivité des entreprises et de l’économie en général est une mission phare de la Chambre de Commerce. Nous suivons attentivement l’évolution des résultats du Luxembourg dans plusieurs classements de compétitivité internationaux tels que le Global Competitiveness Report du Forum économique mondial et le World Competitiveness Yearbook de l’institut suisse International Institute for Management (IMD). Les évolutions observées nous inquiètent. Petite économie très ouverte sur le monde qui dépend très largement des capitaux et de la main-d’œuvre étrangère, le Luxembourg doit rester compétitif. Il en va du maintien de son modèle social et de sa prospérité économique.
Au classement général du classement IMD 2023, le Luxembourg chute à la 20e position, perdant ainsi sept places par rapport à 2022. Le pays perd du terrain par rapport à des pays comme la Suisse, l’Irlande, les Pays-Bas et Singapour, dont il a jusqu’ici été proche en termes de performances. Les pays d’Europe du Nord en particulier ont clairement progressé ces dernières années dans ce classement. Et ce grâce à leur capacité à mener des politiques publiques innovantes, notamment en termes d’organisation du travail ou de digitalisation. Ils disposent aujourd’hui d’un avantage compétitif majeur dans l’environnement concurrentiel européen et mondial.
Au-delà des résultats au classement général du Luxembourg, on note une forte et rapide dégradation s’agissant des performances économiques. Premier au classement 2022, le Luxembourg rétrograde à la 38e place cette année. S’il faut éviter de conclure dès aujourd’hui à une perte de compétitivité majeure, il faudra analyser les prochains résultats avec attention pour en tirer les enseignements nécessaires.
Concrètement, quelles sont les forces et faiblesses de l’économie luxembourgeoise pointées dans ces classements ?
Le pays occupe le haut du tableau dans les indicateurs relatifs à la stabilité politique, institutionnelle et économique, et en termes de solidité des finances publiques. Il se positionne très bien sur le dynamisme du commerce extérieur, les investissements internationaux, sa place financière d’envergure internationale, le dynamisme de son marché du travail et sa capacité à attirer des talents hautement qualifiés.
En revanche, la disponibilité des talents et le coût du travail constituent manifestement des défis. Ils ne sont pas nouveaux, mais se sont aggravés ces dernières années. Sur le sujet des talents en particulier, les entreprises nous expliquent combien il est difficile de trouver les profils dont elles ont besoin, et cela à tous les niveaux de responsabilité. L’attractivité du Luxembourg est mise à mal par le coût élevé de la vie, en particulier du logement. La mobilité est aussi un problème, notamment pour les frontaliers, qui constituent près de la moitié de la main-d’œuvre salariée dans le pays et dont le nombre augmente d’année en année. Par ailleurs, en période de forte inflation, comme c’est le cas actuellement, le coût du travail pèse sur nombre d’entreprises et sur la compétitivité du Luxembourg en général. Le pays se distingue par un coût du travail parmi les plus élevés au monde, ce qui dégrade la compétitivité-coût de nos entreprises.
Comment définissez-vous le coût du travail ?
C’est l’ensemble des dépenses et des coûts à la charge des employeurs pour l’emploi de leurs salariés. Il comprend donc les salaires et les traitements versés aux salariés, les charges salariales et patronales, ainsi que les coûts non salariaux comme les cotisations sociales. Sans oublier les frais de formation professionnelle, les avantages sociaux, etc.
Comment se positionne le Luxembourg au niveau international dans ce domaine ?
Le pays affiche un coût du travail parmi les plus élevés d’Europe, avec un coût horaire moyen qui a passé la barre des 50 euros (à 50,60 euros) en 2022. Au niveau de l’Union européenne, selon Eurostat, il a ravi la première place au Danemark, la Belgique arrivant 3e. Il a par contre un des plus faibles niveaux de charges sociales : 12,3% du coût horaire moyen, contre 24,9% dans l’UE. C’est donc là un avantage compétitif.
Si les charges sociales sont faibles, comment expliquez-vous ce coût du travail élevé ?
La différence peut s’expliquer par les niveaux de salaires et de traitements, qui ont augmenté à un rythme soutenu ces dernières années. La rareté de certaines compétences fait augmenter les salaires.
Par ailleurs, le système d’indexation automatique des salaires dans un contexte inflationniste engendre une hausse mécanique des salaires. Nous avons connu cinq indexations en deux ans, ce qui correspond à une hausse du salaire de 13,1%.
Ce surcoût représente une charge non négligeable pour les entreprises. Selon les estimations du STATEC, chaque tranche coûterait 965 millions d’euros aux employeurs, dont 765 millions à la charge des entreprises privées. Si les salaires augmentent suite à une hausse de la productivité, ce n’est pas un problème. Mais ce n’est pas le cas : la productivité stagne et le coût du travail explose. Cela représente un désavantage compétitif pour les entreprises, qui ne sont plus en mesure de faire face à la concurrence étrangère sur le marché international.
Aujourd’hui, certaines entreprises pensent même à délocaliser leur siège ou leur filiale dans un pays où la main-d’œuvre est moins chère. Comme dans le secteur bancaire où certains établissements financiers ont pour cette raison délocalisé leurs fonctions de back-office à l’étranger. Une entreprise qui quitte le pays et délocalise une partie de son activité hors des frontières, c’est rarement bon signe.
Dans quels secteurs d’activités cette compétitivité-coût est selon vous la plus affectée ?
Elle est assez disparate selon les secteurs d’activité, car les niveaux de coûts horaires diffèrent fortement d’un domaine à l’autre. Ainsi dans l’industrie, le coût du travail luxembourgeois est de seulement 2,8% plus élevé par rapport à celui de la Zone euro.
Il est, par contre, de 15% supérieur dans le secteur des technologies de l’information et de la communication, de 36,8% plus élevé dans celui des transports et de 40% supérieurs pour les activités financières et d’assurance.
Cette même hétérogénéité s’observe quant à l’évolution du coût du travail, avec une hausse bien supérieure au Luxembourg que dans la Zone euro pour le secteur financier et les transports, et une progression inversée pour l’industrie. Ainsi, les évolutions récentes laissent entrevoir un désavantage comparatif en matière de compétitivité-coût du travail pour certaines activités telles que la finance.
Comment les entreprises répercutent-elles ces indexations ?
Les entreprises doivent opérer des choix stratégiques en matière de prix, d’emplois et d’investissements. Ce qui finalement pèse sur leur compétitivité à court, moyen et long terme. Ainsi, selon notre enquête du Baromètre de l’Économie menée début 2023, 27% des entreprises sondées ont intégralement répercuté les indexations sur leur prix, 60% l’ont fait partiellement.
Par ailleurs, 45% ont retardé certaines créations d’emplois et 40% y ont même renoncé. 52% disent avoir retardé des investissements et 44% y ont renoncé en raison des surcoûts générés par les indexations salariales.
Que préconisez-vous en matière de compétitivité et d’attractivité ?
Le besoin en main-d’œuvre qualifiée est une des principales préoccupations des employeurs. Attirer et développer les talents constituent pour nous une priorité, afin d’avoir un marché du travail durablement performant.
Le Luxembourg doit également mettre en œuvre une fiscalité compétitive et adaptée au parcours de vie des travailleurs. Une politique fiscale adaptée permettra de relever les différents défis et d’accroître sensiblement l’attractivité du pays pour la main-d’œuvre. La fiscalité des PME est également un sujet important, sur lequel nous travaillons.