Chaque mois, Le Billet de L’effrontée s’impose comme un espace de courage et de vérité brute. Portée par la plume incisive d’Alice Welter, journaliste féministe engagée, cette rubrique donne la parole à celles que l’on a trop souvent réduites au silence : les femmes victimes de violences, d’injustices ou de discriminations systémiques. Dans ce lieu de parole sans compromis, la peur change de camp. Les récits sont crus, bouleversants, vrais, mais jamais vains : ils portent en eux la force d’une prise de conscience collective et le souffle d’un espoir nouveau.
Rédaction : Alice Welter / Illustration : Olga Shamurina
Jeune, assidue, motivée. C’est ainsi que comme tant d’autres femmes, Marie* aborde son premier emploi. Un poste très courtisé, confie-t-elle. Comme beaucoup de femmes aussi, elle y vivra un événement qui viendra ébranler l’« insouciance » de ses débuts. Avec le recul des dix années qui se sont depuis écoulées, elle nous décrypte avec un remarquable discernement les rouages d’une situation de domination, où chaque rôle a son importance. Un récit poignant, qui dénonce les dérives qui peuvent survenir lorsqu’est conféré un statut de « toute-puissance » à un homme en milieu professionnel, mais aussi le silence complice et insidieux de témoins qui laissent perdurer l’impunité.
Tout juste arrivée au Luxembourg, Marie, 24 ans, décroche le poste de ses rêves en marketing au sein d’un cabinet d’avocats de la place financière. « Vraiment l’élite », se souvient-t-elle. La jeune femme travaille dans ce cabinet depuis quelques mois lorsqu’a eu lieu une conférence avec un partenaire de longue date, une société financière dont le PDG est présent. Un homme de 40 ans son aîné, « très charismatique, qui en impose, tout le monde s’inclinait devant lui », souligne Marie. C’est une conférence comme une autre pour la jeune assistante marketing, qui est loin de se douter que cet homme, qu’elle décrit comme « le big boss », l’avait remarquée : « Pour moi, il ne savait pas du tout qui j’étais ».
« J’avais l’impression que je n’avais pas d’échappatoire, je ne pouvais pas dire non.»
Pourtant, quelque temps plus tard, Marie reçoît un appel de la secrétaire de ce directeur. Il souhaite la rencontrer en tête-à-tête. Déstabilisée et ne voyant aucun motif professionnel à cette rencontre, elle lui demande si elle est bien certaine de cette requête. « La secrétaire a vraiment insisté de façon assez étrange. » Quelque peu déboussolée, Marie demande conseil à sa supérieure, qui lui répond simplement de s’y rendre. Le piège semble se refermer sur elle. « J’avais l’impression que je n’avais pas d’échappatoire, je ne pouvais pas dire non ». Elle accepte malgré elle de le rencontrer. « Je suis vraiment une petite assistante, et lui c’est un homme qui a un statut bien supérieur au mien ».
« Je suis vraiment une petite assistante, et lui c’est un homme qui a un statut bien supérieur au mien».
Le jour du rendez-vous arrive, et Marie est dirigée vers une pièce exiguë où le directeur l’attend. « Je sentais que c’était bizarre, je ne connaissais pas cette personne, (…) et on m’emmenait comme ça, on m’enfermait dans une pièce avec lui. » Dix ans plus tard, Marie relate les faits comme si elle venait de les vivre : le malaise, l’angoisse, les sensations sont intactes. S’ensuit une heure pendant laquelle la jeune femme écoute le sexagénaire parler de sa carrière, de sa vie. « Je ne comprends pas ce que je fais là. » Une expérience que Marie a vécue comme une violence : « C’est comme s’il voulait profiter de la compagnie d’une jeune femme qui ne pouvait pas y échapper ». Lorsqu’elle revient de sa « réunion », personne ne lui pose de questions.
Elle met cette histoire de côté, l’enterre dans un coin de sa tête pendant plusieurs années. Jusqu’au jour où elle recroise le chemin de cet homme, à nouveau à une conférence. « Tous les souvenirs me reviennent ». Elle ressent le besoin d’en parler, et raconte son vécu à une jeune femme présente à l’événement. Marie tombe des nues lorsque celle-ci lui répond qu’elle a vécu la même chose avec cet homme : « Je préfère oublier », lui souffle l’inconnue.
*Prénom modifié pour préserver l’anonymat
Billet initialement publié dans le Femmes Magazine numéro 266 de mai 2025.
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