Linguiste de formation, ex-consultante internationale et professeure à la Sorbonne, Katja Rausch a fondé en 2021 la House of Ethics, une plateforme singulière née du besoin urgent de redonner du sens à l’éthique à l’ère numérique. Ouverte à tous, accessible, transversale, elle mêle réflexion citoyenne et expertise technologique. Dans un monde dominé par les intelligences artificielles et les logiques d’optimisation, elle milite pour une innovation responsable, inclusive et profondément humaine.

Rédaction : Alina Golovkova / Photos : House of Ethics

D’où est née l’idée de fonder la House of Ethics, et pourquoi ce nom presque manifeste ?
C’est un enfant du Covid. En 2021, comme beaucoup, j’ai fait le point : est-ce que je continue comme avant ? J’étais professeure à la Sorbonne et consultante en systèmes d’information et éthique. Mais je ressentais un besoin d’aller plus loin, de faire de l’éthique autrement. Je ne voulais pas d’un « laboratoire » ou d’une « académie », mais d’un lieu vivant, démocratique, où l’éthique appartient à tout le monde. D’où le mot House : à la maison, on est authentique, on ne triche pas. Et c’est exactement l’esprit que je veux pour la House of Ethics.

Quelle définition donnez-vous à l’éthique ?
L’éthique, ce n’est pas une théorie abstraite ou élitiste. C’est ce qu’on vit au quotidien : manger éthique, parler éthique, écouter, respecter l’autre. Aristote disait déjà que l’éthique, c’était se comporter en bon citoyen dans la polis. C’est une ouverture à l’autre, un effort de cohabitation, un engagement à ne pas nuire. L’éthique n’est pas individuelle, elle est collective. On l’a juste un peu oubliée.

Quels sont les objectifs concrets de la House of Ethics ?
Il y a deux volets. D’abord, sensibiliser le grand public avec des articles, des interviews, des conférences ouvertes à tous, comme notre cycle sur l’éthique et l’IA au Forum da Vinci à Luxembourg. Ensuite, il y a le volet entreprise. On accompagne les organisations à rendre leur usage des technologies plus responsable. On fait de l’AI literacy, on développe des ethical frameworks. Aujourd’hui, toute entreprise qui utilise l’IA doit former ses employés. C’est une obligation, et c’est une formidable opportunité.

Diriez-vous que l’éthique est devenue une urgence dans le débat technologique ?
Absolument. On vit une prise de pouvoir de quelques grandes entreprises qui exploitent les données, les modèles, les humains. Il y a un vide de responsabilité. Les artistes, les journalistes, les citoyens sont spoliés. L’éthique est une urgence, tout comme la régulation. Ce n’est pas être contre l’innovation, mais pour une innovation qui respecte les droits fondamentaux.

Quelles actions menez-vous concrètement ?
Nous publions des contenus gratuits, variés, non formatés académiquement. Nous réalisons des vidéos, des interviews, et organisons des conférences. Nous avons aussi une équipe très internationale : Daniele Proverbio, expert en systèmes complexes, et Ingrid Vasiliu-Feltes, basée à Miami, spécialiste du quantum computing et des smart cities. Ce noyau s’élargit selon les projets : chaque sujet mobilise des compétences spécifiques.

Avant cela, quel était votre parcours ?
J’ai commencé en tant que linguiste, j’ai travaillé aux États-Unis pour Booz Allen Hamilton, un grand cabinet de conseil. Puis, de retour à Paris, j’ai dirigé la stratégie d’entreprises tout en enseignant à la Sorbonne. J’ai toujours mêlé terrain et théorie : on ne peut pas parler de systèmes sans savoir s’ils fonctionnent dans la réalité. Et puis en 2020, avec le passage à l’enseignement à distance, j’ai senti qu’il fallait faire autre chose. J’avais besoin de contact, d’humain. La House of Ethics est née de là.

Que redoute-t-on vraiment avec l’intelligence artificielle ?
Il y a beaucoup de fantasmes. On parle de robots qui remplacent l’humain, de super-intelligences menaçantes… En réalité, l’IA actuelle est encore au stade d’un enfant. Elle dépend des données, de ceux qui la programment. Derrière, il y a des humains. Ce qu’on craint, c’est une propagande, une désinformation. D’où l’importance de debunker, d’éduquer, de remettre les pendules à l’heure.

Peut-on rendre une IA éthique ?
Oui, si ceux qui la conçoivent le sont. L’éthique vient de l’ethos, elle dépend de celui qui agit. On peut programmer des algorithmes avec une intention éthique, mais aujourd’hui, peu le font réellement. C’est une question de volonté, de choix.

Comment distinguer progrès technologique et progrès humain ?
Ce n’est pas nouveau d’avoir peur du progrès. À chaque grande révolution – industrielle, électrique, numérique – les humains ont eu peur. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la vitesse et l’ampleur. L’IA est partout, même dans la nappe phréatique de la société. Il faut se poser des questions fondamentales : c’est quoi l’innovation au XXIe siècle ? C’est quoi être humain aujourd’hui ?

Vous parlez aussi de “Swarm Ethics”. Qu’est-ce que c’est ?
C’est une nouvelle façon d’envisager l’éthique appliquée : une éthique collective, agile, fondée sur l’intelligence du groupe, comme un banc de poissons ou un vol d’oiseaux. Ce n’est plus une éthique verticale, imposée d’en haut, mais une éthique construite ensemble, dans le dialogue. On l’a présentée pour la première fois à Chicago en 2023, et cela suscite beaucoup d’intérêt, y compris chez les gouvernements.

Quel est le message essentiel que vous voulez transmettre ?
Que l’éthique doit redevenir un sujet accessible, vivant, joyeux même. Ce n’est pas une liste de règles. C’est une manière de penser, de choisir, de questionner. Et surtout, c’est un multilogue, pas un monologue. Il faut inclure, écouter, co-construire.

Qu’est-ce qui vous guide dans votre mission au quotidien ?
La passion de partager, sincèrement. Et l’envie d’aider. Je crois profondément que tout est faisable. Il suffit de choisir de le faire.

Et votre credo dans la vie ?
Le respect de l’autre. Toujours. Peu importe d’où il vient, son âge, sa couleur, sa culture. J’ai grandi dans des milieux très divers, et je n’ai jamais vu la différence. Je vois les gens, leur énergie, leur histoire. C’est ça, l’éthique : l’inclusion. Donner la voix à chacun.

Agenda des conférences à venir de la House of Ethics

  • 15 mai 2025
    ConFluence: Ethics, AI and Data Power
    Invitée d’honneur : Dr. Carissa Véliz, autrice de Privacy is Power, ouvrage sélectionné parmi les Best Books of the Year par The Economist.

  • 19 juin 2025
    Collective: Ethics, AI & Innovation
    Invitée d’honneur : Prof. Dr. Ingrid Vasiliu-Feltes, stratégiste numérique et défenseuse de la diplomatie dans les technologies de rupture (Deep Tech Diplomacy Advocate).

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