L’opposition de la Pologne et de la Hongrie empêche la mise en place d’un mécanisme européen de répartition des migrants qui arrivent sur le sol européen. L’Italie, la Grèce et l’Espagne restent en première ligne dans l’arrivée des migrants et portent seuls la charge de leur accueil.
Fabien Grasser
Les navires de sauvetage en mer des ONG en Méditerranée sont-ils responsables de l’immigration clandestine ? Le 5 octobre dernier, le milliardaire Elon Musk se fait le relais du mythe de « l’appel d’air » sur son réseau social X (anciennement Twitter). « L’opinion publique allemande est-elle au courant de ça ? », s’interroge-t-il en relayant les propos d’un internaute selon lequel « il y a actuellement huit navires d’ONG allemandes en Méditerranée qui collectent des immigrés clandestins et les déchargent en Italie. Ces ONG sont subventionnées par le gouvernement allemand. Espérons que l’AfD remporte les élections pour arrêter ce suicide européen », en référence au parti d’extrême droite dont les scores électoraux sont ascendants. S’en suit un vif échange, par tweets interposés, avec le ministère allemand des Affaires étrangères, à l’issue duquel le patron de Tesla et SpaceX, parle « d’invasion » et conclut : « Franchement, je doute qu’une majorité de la population allemande soutienne cette idée. » Dans un autre tweet, Elon Musk dit aussi son admiration pour Rubén Pulido, un cadre du parti d’extrême droite espagnol vox, qui voit dans les sauvetages en mer un juteux business permettant aux ONG de s’enrichir sur le dos des migrants.
L’accusation n’a rien de neuve. Depuis près de dix ans, elle est répétée en boucle par les gouvernements et partis européens d’extrême droite. Mais pas seulement. En 2018, le président français, Emmanuel Macron, qui se présentait alors en rempart contre l’illibéralisme incarné par le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, s’en prenait à l’ONG allemande Mission Lifeline en l’accusant « de faire le jeu des passeurs ». L’argument, facile et démagogique, est contredit par plusieurs études montrant qu’il n’y a aucune corrélation entre présence de navires de sauvetage et départs de bateaux de migrants depuis l’Afrique du Nord, principalement la Tunisie et la Lybie. Qu’ils soient là ou non, le flux reste identique.
Le démenti le plus cinglant à ce mythe vient cependant de Matteo Piantedosi, le ministre italien de l’Intérieur du gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni. Dans une interview parue en août dans Il Messagero, il constate que l’essentiel « du sauvetage en mer est assuré par l’État » et qu’en 2023, seules 6 % des personnes secourues l’ont été par des ONG et 23 % par la marine marchande. Il indique aussi que les ONG agissent désormais en étroite coordination avec les autorités italiennes.
Giorgia Meloni face à la réalité
Le propos tranche avec les diatribes anti-migrants sur lesquelles a été élue, en octobre 2022, Giorgia Meloni, la présidente d’extrême-droite du Conseil des ministres italien. Depuis, la cheffe de Fratelli d’Italia et sa promesse de défendre les frontières italiennes et européennes face à l’immigration clandestine, se heurte au mur de la réalité. Illustration en est donnée par l’arrivée de plus de 10.000 exilés dans la semaine du 11 au 18 janvier sur l’île de Lampedusa, l’un des « hotspots » européens où les migrants sont recensés et devraient être informés sur les démarches relatives à leur demande d’asile. La petite île de 20 km2 et de 6.000 habitants est située à environ 150 kilomètres des côtes tunisiennes. À nouveau, elle est submergée par l’urgence humanitaire avec des centres dont la capacité d’accueil dépasse à peine 1.000 personnes. Entre le 1er janvier et le 10 septembre de cette année, environ 97.000 personnes sur les 160.000 arrivées sur les côtes européennes ont débarqué à Lampedusa. De façon générale, le nombre d’entrées de migrants en Italie a doublé depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’extrême droite.
Preuve, s’il en fallait, que les discours velléitaires, le durcissement des conditions d’entrées et de séjour ou encore le déploiement de plus en plus militarisé de l’agence européenne Frontex, ne permettent pas de freiner les arrivées. Les causes qui poussent des millions de personnes d’Afrique et du Moyen-Orient sur de périlleuses routes migratoires vers l’Europe sont connues : absence de perspective économique pour des jeunes qui composent souvent l’écrasante majorité des populations de leurs pays, violences, persécutions et guerres, auxquels s’ajoute désormais le réchauffement climatique, dont l’Europe est historiquement la première responsable.
À partir de 2015 et l’arrivée, principalement en Grèce, de millions de réfugiés syriens, l’Union européenne a passé des deals avec des pays extra-communautaires du pourtour méditerranéen. La Turquie bénéficie de milliards d’euros d’aides pour maintenir les réfugiés sur son territoire. L’UE sous-traite la « gestion des flux migratoires » à la Libye et la Tunisie, au mépris des droits humains les plus fondamentaux. Dans les camps libyens, les migrants sub-sahariens sont torturés, violés, réduits en esclavage. En Tunisie, le président Kaïs Saïed les désigne à la vindicte populaire et les autorités les refoulent parfois dans le désert, où ils finissent par périr de soif. Kaïs Saïed vient par ailleurs d’annuler un accord avec l’Union européenne, qui lui promettait une enveloppe de 105 millions d’euros d’aides pour contenir les migrants en Tunisie, jugeant « dérisoire » ce montant qu’il apparente à de « la charité ».
Un besoin cruel de main d’œuvre
La grande vague migratoire des années 2015 et 2016 s’est accompagnée d’un durcissement dans la délivrance de visas dans les pays d’origine des migrants. Les services consulaires des États européens les ont considérablement réduits sans que cela ne dissuade les candidats au départ, qui choisissent dès lors la voie irrégulière. Dans ce sens, cette initiative a été aussi contreproductive que dangereuse pour les migrants.
Quoi qu’il en soit, aucune mesure n’empêche des millions de personnes de quitter leurs foyers dans l’espoir d’une vie meilleure. La décision, pour une famille avec des enfants, de s’aventurer dans de longs et dangereux périples n’est jamais prise à la légère, soulignent les travailleurs humanitaires. Pour nombre d’entre eux, la Méditerranée se transforme en tombeau de leurs rêves : depuis 2014, 26.912 hommes, femmes et enfants sont morts en méditerranée dans le naufrage de leurs embarcations, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
La hausse migratoire est un phénomène mondial, constate l’ONU : entre 2000 et 2020 le nombre d’immigrés recensés dans les pays de destination est passé de 173 millions à 281 millions, soit une augmentation de 62 %. En Europe, leur nombre est passé de 45 à 75 millions sur la même période.
Face à ces réalités, la vraie question qui se pose à l’Union européenne est celle de l’accueil et de l’intégration des migrants, dont certains pays ont par ailleurs cruellement besoin. En juin, Berlin a considérablement réduit les exigences d’entrée des travailleurs qualifiés extra-communautaires pour maintenir la compétitivité de son économie. Le patronat allemand calcule qu’il faudra, dans les années à venir, l’arrivée de 400.000 personnes par an pour remplacer les départs à la retraite face à une démographie déclinante.
Les faits sont têtus, les populistes aussi
Les faits sont têtus. Les populistes nationalistes et identitaires aussi. Le 6 octobre, la Pologne et la Hongrie ont une nouvelle fois rejeté le pacte européen migration et asile, lors d’un sommet informel des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne, à Grenade, dans le sud de l’Espagne. Ce texte, promis depuis 2019, fait l’objet d’âpres négociations entre pays membres et vise à mettre en place un mécanisme de solidarité européenne afin de ne pas faire peser toute la charge sur les premiers pays où arrivent les migrants. Le règlement Dublin III, en vigueur depuis 2013, délègue aux pays d’arrivée la responsabilité de traiter leur demande d’asile. Autrement dit, si un migrant débarqué en Italie se rend au Luxembourg pour y formuler sa demande, il y sera théoriquement renvoyé pour le traitement de son dossier. La charge incombe donc principalement à l’Italie, à la Grèce, à L’Espagne mais aussi à Malte.
En 2015, les Européens avaient tenté de mettre en place un mécanisme de répartition obligatoire des demandeurs entre les États membres. Mais des pays comme la Hongrie de Viktor Orbàn avaient refusé de l’appliquer, rendant sa mise en œuvre impossible en l’absence de sanctions contre les réfractaires. Pour donner des gages aux pays les plus opposés à l’idée de solidarité européenne, les Vingt-Sept ont depuis durci les conditions d’entrées, portant par exemple la durée possible de rétention de 12 à 40 semaines.
En juin dernier, un consensus semblait à portée de mains sur un mécanisme obligatoire. Il prévoit que les États accueillent un certain nombre de demandeurs, contribuent financièrement à leur accueil, ou apportent un soutien opérationnel aux pays d’arrivés. La compensation financière s’élèverait à 20.000 euros par personne refusée. Mais dès juillet, Viktor Orbàn et son homologue polonais Mateusz Morawiecki, du parti PiS (Droit et justice), ont rejeté cette idée (le parti populiste polonais a été défait aux législatives de ce 15 octobre). Le premier compare la mesure à un « viol », tandis que le second évoque une « distribution des migrants illégaux ». Les deux ont annoncé qu’ils ne payeront pas les 20.000 euros de compensation par exilé refusé. Nouveau refus ce 6 octobre à Grenade, rendant impossible l’adoption des « conclusions » du sommet. Au grand dam de Giorgia Meloni qui compte sur l’adoption du texte pour alléger le fardeau de l’Italie.
L’épisode montre que les dirigeants nationalistes et xénophobes au pouvoir en Europe sont loin de constituer un front uni, chacun privilégiant ses intérêts propres. Mais l’obsession européenne pour l’immigration figure désormais à l’agenda de la plupart des gouvernements et formations politiques, y compris parfois de gauche. Peu à peu, elle banalise l’inhumanité autour des migrants, que l’on réduits à se simples statistiques, au mépris de la singularité de chaque vie humaine.