Nouveau projet avec l’Ordre des Architectes, exposition vitrine au Cercle Cité, résidence au Bridderhaus… S’il est une artiste luxembourgeoise pour laquelle la saison est dense, c’est bien Hisae Ikenaga. D’autant plus que la plasticienne a également été choisie pour représenter le Grand-Duché à la Saarlandische Galerie pendant la prochaine Berlin Art Week… Portrait.
Par Fabien Rodrigues / Photos : @ Galerie Nosbaum Reding
Aux antipodes des personnalités souvent cryptiques et éthérées qui peuplent le microcosme de l’art contemporain, Hisae Ikenaga affiche volontiers un sourire franc et une attitude toute en simplicité de maman artiste heureuse. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la jeune femme est sans doute une des artistes luxembourgeoises les plus busy du moment sur la scène locale, mais aussi en dehors des frontières grand-ducales. Toujours intriguée par la notion de l’objet, de son rôle et de sa conception, elle interroge sur notre propre rapport à lui et au réel avec une fausse désinvolture qui cache des années de travail conceptuel.
Mexico – Kyoto – Walferdange
Malgré un patronyme qui évoque clairement le pays du soleil levant, Hisae Ikenaga est bien née à Mexico City, où elle a également grandi et étudié. Dans le cadre de ces études, elle effectue un échange d’un an au Japon, à l’université de Kyoto. Mais c’est finalement l’Espagne, et plus particulièrement Madrid, qui l’appelle – tant pour raison académique que personnelle – où elle obtient son master. La ville fétiche d’Almodovar sera aussi le décor de son mariage et de la naissance de ses enfants… Avant un déménagement, vous l’aurez deviné, au Luxembourg. « Nous avons tout d’abord vécu en France, non loin de la frontière, et j’avais mon premier atelier à Metz. Mais la culture internationale que nous avions connue jusque-là nous a vite manqué et c’est finalement à Walferdange que nous avons posé nos valises de manière définitive. Un choix parfait à la fois pour mon travail et pour ma famille », précise Hisae.
Cette installation au Grand-Duché se déroule quelques mois à peine avant un des grands tournants dans la carrière de l’artiste, lorsqu’elle remporte l’édition 2020 du LEAP, à savoir le Luxembourg Encouragement for Artists Prize, créé en 2015 sur une initiative conjointe des Rotondes, du cabinet d’avocats Allen & Overy et du galeriste Alex Reding. Une victoire surprenante pour certains, « qui pensent alors que je suis une sorte de chasseuse de prix qui va repartir juste après avoir remporté le LEAP, alors qu’il s’agissait seulement d’un très bon timing »… Mais aussi un bon en avant qui va clairement profiter à Ikenaga, mettant son travail sur la carte des artistes émergents de la Grande Région et qui donne naissance à sa relation de confiance avec Alex Reding, qui la représente aujourd’hui de facto au Luxembourg (tandis que Max Estrella continue à être sa galerie madrilène)…
Rentrée berlinoise
Au cœur d’un printemps artistique déjà bien rempli pour Hisae Ikenaga, cette dernière découvre que son projet Industriel-viscéral a été choisi suite à un appel d’offres pour la conception d’une exposition monographique ou collective d’artistes luxembourgeois pendant la Berlin Art Week 2023. Une initiative conjointe de Kultur | lx, en collaboration avec le ministère de la Culture luxembourgeois, l’Ambassade du Luxembourg à Berlin et la Saarländische Galerie – Berlin qui accueillera l’exposition en question. Association indépendante à but non lucratif, la Saarländische Galerie mise sur la situation de la Sarre au centre de l’Europe et s’investit dans les échanges culturels transfrontaliers avec d’autres pays européens, comme le Luxembourg. L’objectif de la galerie, notamment pendant la Berlin Art Week, est de mettre à la disposition des artistes de la Sarre et des régions partenaires une plateforme à Berlin afin qu’ils puissent présenter leur travail sur la scène artistique vivante et en pleine expansion de la capitale allemande.
« Le jury s’est prononcé à l’unanimité en faveur d’Industriel-viscéral de l’artiste Hisae Ikenaga, proposé par la galerie Nosbaum & Reding, soulignant le potentiel de l’artiste, qui n’a pas encore eu d’exposition monographique en Allemagne. L’artiste – dont le travail sculptural, à la croisée de plusieurs techniques, questionne notre rapport aux objets, à leur histoire, à leur fabrication et à leur fonction – pourrait rencontrer avantageusement le public averti de la Berlin Art Week », déclare alors Kultur | lx. Si la série présentée à Berlin a déjà été exposée au Luxembourg, Hisae proposera au moins 4 pièces inédites lors de cette première présence berlinoise, qui a lieu en pleine ouverture de la saison artistique et qui lui offrira une visibilité non négligeable puisque l’exposition durera entre 4 et 6 semaines sur place. « A priori, l’espace disponible est assez vaste et me permettra d’exposer certaines de mes pièces les plus imposantes, ce qui m’enthousiasme beaucoup. »
Viscéralement historique
Créée à partir d’une savante combinaison d’inox et de céramique, Industriel-viscéral est aussi un mélange d’éléments achetés, trouvés ou entièrement fabriqués par l’artiste. « J’aime quand on peut encore voir la marque de mes mains sur les pièces finales, cela leur confère leur unicité et leur histoire », explique Hisae Ikenaga. La question à laquelle celle-ci aime particulièrement répondre dans son travail est celle du pourquoi, qui renvoie non seulement à l’histoire de l’objet, mais aussi à celle des industries qui le fabriquent.
« Je travaille maintenant depuis plus de vingt ans avec les objets du quotidien et autour d’eux. J’observe beaucoup, et je me pose beaucoup de questions quant à leur durée de vie, leur composition. Ma vie au Mexique par exemple, qui est quelque part toujours dans le processus de la révolution industrielle, notamment dans certaines régions, m’a beaucoup fait réfléchir sur les fast-moving consumer goods. Par contre, au Japon, c’est tout l’inverse : dans ce pays de traditions séculaires, certains procédés de fabrication d’objets peuvent prendre des mois et proviennent de plusieurs générations de savoir-faire artisanal… »
L’objet devient alors synonyme de statut et de sens social. Et le contraste est un terrain de jeu pour l’auteure d’Industriel-viscéral. Par son travail, elle interprète le travail industriel, son rapport au procédé artisanal et l’extension possible de ce contraste vers d’autres champs, comme celui de la nourriture. Elle manipule l’objet et change volontiers son objectif premier, invite le public à observer, à s’approcher, à regarder, vraiment. Afin de se demander, au fur et à mesure que l’on découvre les différentes couches et dimensions des créations – parfois en trompe l’œil : « Qu’est-ce qui est vraiment réel ? »…
Ubiquité
L’actualité d’Hisae Ikenaga ne s’arrête pas à cette rentrée prestigieuse, bien au contraire. Prolixe et très demandée, l’artiste mène plusieurs projets de front. Ainsi, son œuvre Visceral rack est visible jusqu’au 27 aout dans la Cecil’s Box du Cercle Cité. Réalisée ad hoc pour ce mini-espace d’exposition dédié aux artistes émergents et jeunes artistes de la Grande Région, l’œuvre s’inscrit dans le prolongement de ses installations antérieures : meubles et plateaux en acier, bocaux en verre, outils de céramiste, de laboratoire et de cuisine, instruments chirurgicaux… Le chaos et l’entassement sont une évidence. L’ordre semble inexistant, il est impossible d’imaginer une recherche ou un suivi, tout déborde, suscitant une sensation d’absence de contrôle et de délaissement.
Du côté du siège de l’OAI – l’Ordre des Architectes et des Ingénieurs-Conseils – situé boulevard Grande-Duchesse Charlotte à Luxembourg, une installation composite d’Hisea Ikenaga, « Reproduction d’Éléments », a également été vernie en début d’année et vient compléter celle de Filip Markiewicz montée un an auparavant suite à la première victoire au concours Art In Situ remportée conjointement par les deux artistes en 2021. Si sa mise en place s’est fait attendre, l’ensemble de « faux objets » imitant leur version réelle, mais en changeant subtilement le message de manière aussi pointue que ludique vaut, lui aussi, le coup d’œil. « J’ai aimé travailler sur cet endroit spécifique, et faire un focus sur ce qui était déjà là. Les gens ont tendance à oublier la beauté qu’il peut y avoir dans les détails du quotidien, dans l’utile. Or, conjuguer esthétisme et utilité est justement le travail des architectes et des ingénieurs-conseils. J’ai souhaité garder un esprit léger, éphémère et facilement amovible et j’ai donc choisi et matériau souvent utilisé pour les maquettes d’architectes, avec lequel on voit le travail de fabrication à la main lorsqu’on s’en approche. Mais aussi un peu d’humour ! », confie Ikenaga.
Actuellement, celle-ci profite également d’une résidence au Bridderhaus d’Esch-sur-Alzette pour réfléchir et préconcevoir une future exposition à la Konschthal lors du premier trimestre 2024, « une première exposition muséale pour moi qui me tient à cœur et qui devrait de plus pouvoir voyager à l’international si tout va bien, notamment es Espagne ! ». Et enfin, puisque 2024 est déjà clairement lancée, Hisae Ikenaga travaille déjà sur une exposition à Lyon en avril prochain qui devrait lui permettre « de se présenter plus officiellement sur la scène française, qui reste une des plus difficiles d’accès ». Bref, s’il est une chose que l’artiste n’est pas, c’est avare en énergie créative. Et ça tombe bien, on en redemande !