La Coupe du monde de football 2022 au Qatar sera entachée par de multiples scandales : soupçon de corruption, bilan écologique désastreux et exploitation de centaines de milliers de travailleurs étrangers, dont plus de 6.500 sont morts, pour la construction des stades. Les voix appelant au boycott de la compétition qui débute le 20 novembre sont de plus en plus nombreuses, laissant présager que ce Mondial sera le plus mal-aimé de l’histoire.
Par Fabien Grasser
« Rien à carrer ! » : le 14 septembre, dans le style truculent qu’on lui connaît, Eric Cantona a annoncé sur les réseaux sociaux qu’il boycottera la Coupe du monde au Qatar. Une première qui lui « coûte », a affirmé l’ancien attaquant de Manchester United, dénonçant une « aberration écologique, avec tous ces stades climatisés. Mais surtout, surtout une horreur humaine, combien de milliers de morts pour construire ces stades, pour au final quoi, amuser la galerie deux mois. »
Eric Cantona emboîtait le pas à un autre ancien international, l’allemand Philipp Lahm prévenant en août qu’il n’accompagnerait pas la Manschaft à Doha. Président du comité d’organisation de l’Euro 2024 en Allemagne, il justifie sa décision par la violation des droits humains dont sont victimes des centaines de milliers de travailleurs étrangers recrutés pour construire les infrastructures qui, du 20 novembre au 18 décembre, accueilleront le plus gros événement sportif mondial.
À l’approche du coup d’envoi, les appels au boycott se multiplient. Partout en Europe, gérants de bars et communes annoncent qu’ils ne retransmettront pas la compétition sur écrans géants. Youth for climate et Extinction Rebellion demandent l’annulation de la compétition, tandis que des personnalités du monde du spectacle ou du cinéma appellent au boycott. Sur les réseaux sociaux, les groupes incitant au boycott fleurissent, attirant de quelques dizaines à plusieurs milliers de membres.
Le 15 septembre, Amnesty International a publié un sondage effectué auprès de 17.000 personnes dans 15 pays, soulignant la piètre opinion du public sur cette Coupe du monde. Un tiers des sondés affirment qu’ils ne la regarderont pas à la télé. Ce chiffre grimpe à 46% en Allemagne, à 48% en France et à 51% en Finlande. De quoi refroidir les sponsors de cette compétition dont la finale avait été suivie par plus de trois milliards de téléspectateurs en 2018.
Accusation de corruption
Pour le richissime émirat gazier, la Coupe du monde devait être un outil de soft Power à même de lustrer son image. Le stratagème se retourne contre lui. On est loin de la liesse qui s’était instantanément emparée des rues de Doha le 2 décembre 2010, quand la FIFA attribuait au Qatar l’organisation de la Coupe du monde 2022. Cette joie et la fierté qui l’accompagnait étaient partagées dans la région, car pour la première fois dans l’histoire du foot, un pays du Moyen-Orient décrochait le Graal. Mais il fallut moins de quelques heures pour voir le Qatar accusé de corruption, d’avoir acheté des voix en sa faveur. Ces allégations sont à l’origine d’enquêtes judiciaires toujours en cours aux États-Unis, en France et en Suisse. Un document révélé par les médias et signé de la main du ministre qatari de l’ Économie en 2009 fait état d’un versement de 22 millions d’euros à 15 membres du comité exécutif de la FIFA, au sein duquel se décide l’attribution.
Mais c’est sur les chantiers et les échafaudages que la fête a été le plus visiblement gâchée. Depuis 2011, le pays de 2,5 millions d’habitants a embauché plus d’un million de travailleurs pour construire sept nouveaux stades, des dizaines d’hôtels pour les supporters, les réseaux de transport et la nouvelle ville de Lusail, cité bling-bling spécialement édifiée pour accueillir l’ouverture et la finale du Mondial. Les ouvriers ont été recrutés en Asie et en Afrique, d’où vient déjà la majeure partie de la main-d’œuvre employée au Qatar dans des conditions parfois proches de l’esclavage. Ces populations, discriminées et sans droit, représentent plus de 90% des résidents de l’émirat.
Pour les chantiers du Mondial, ils ont d’abord été recrutés selon le kefala, système qui les soumet totalement à leur patron, leur interdisant de changer d’employeur ou de quitter le pays. Ils ont dû souvent s’endetter lourdement pour payer leur recruteur et faire le voyage vers le Qatar. Ils sont aux mieux rémunérés quelques centaines de dollars par mois, bien en deçà des revenus promis. Et les exemples d’ouvriers jamais payés abondent.
Hécatombe sur les chantiers
Sur les chantiers, les conditions de travail sont épouvantables pour ces forçats qui triment 12 heures par jour et six jours sur sept sous des températures flirtant parfois avec 50 degrés. Très vite, syndicats internationaux et ONG ont documenté la mort de centaines d’entre eux. En février 2021, le quotidien britannique Guardian confirmait l’hécatombe dans une enquête choc révélant que 6.750 ouvriers sont décédés entre 2011 et 2020, soit 12 par semaine. Ils étaient originaires d’Inde, du Bangladesh, du Népal, du Pakistan et du Sri Lanka, pays dont les autorités ont fourni les chiffres au journal. Mais leur nombre est sous-évalué, insistait le Guardian car il manque les données des Philippines et du Kenya, deux autres pays gros pourvoyeurs de main-d’œuvre.
Le Qatar ne tient aucun décompte officiel de ces décès qu’il attribue majoritairement à des causes naturelles. Ce qui fait bondir les organisations de défense des droits humains, rappelant qu’il s’agit dans la plupart des cas d’hommes jeunes et en bonne santé, décédés de crise cardiaque ou de détresse respiratoire aiguë provoquées par l’exposition aux chaleurs extrêmes de la péninsule arabique. Les victimes sont renvoyées dans des cercueils à leur famille qui, outre un être cher, perdent souvent leur principale source de revenus.
Face au scandale, le Qatar a, au fil des ans, amélioré son droit du travail qui est désormais le plus avancé dans la région. Il a abrogé le kefala, prohibé le travail aux heures les plus chaudes de la journée et créé un salaire minimum de 250 dollars mensuels. Dans les faits, constatent ONG et syndicats, rien n’a fondamentalement changé.
Les terrains que foulera la fine fleur des millionnaires du foot mondial ressemblent à des cimetières. Sous la pelouse, les cadavres. Mais il s’agira de cimetières climatisés et c’est là l’autre grande polémique de ce Mondial. Avec des températures atteignant 40 degrés en hiver, les stades disposeront de gigantesques climatiseurs pour rafraîchir spectateurs et joueurs. Parallèlement des centaines de vols aériens achemineront les équipes et une partie des 1,2 million de supporters attendus à Doha. Un non-sens écologique à l’heure où tout un chacun est appelé à la sobriété face au réchauffement climatique.
Ces griefs contre le Qatar viennent s’ajouter à d’autres, plus anciens, sur l’absence de respect des droits humains, à l’encontre des femmes surtout, mais aussi des minorités LGBT et plus largement sur la répression subie par les dissidents à la monarchie absolue de l’émir Tamin ben Hamad al-Thani. Le Qatar est aussi soupçonné d’être un argentier des groupes terroristes islamistes affiliés à Al-Qaïda dans le Sahel.
Soutien inconditionnel de la FIFA
Tous ces reproches sont balayés d’un revers de la main par les Qataris qui se dissimulent derrière des campagnes de greenwashing et glosent sur d’hypothétiques progrès sociaux. Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire français Le Point, le 14 septembre, l’émir du Qatar a contre-attaqué en affirmant que les critiques « sont des gens qui n’acceptent pas qu’un pays arabe musulman comme le Qatar accueille une Coupe du monde ».
Mais l’émirat n’est pas le seul à blâmer. La FIFA l’a soutenu sans réserve face à toutes les accusations. Depuis des années, l’institution est gangrénée par les scandales financiers et le népotisme. Le 11 septembre, le président de la FIFA, Gianni Infantino, qui vit désormais dans l’émirat, avait chaleureusement félicité les organisateurs : « Le Qatar est prêt à accueillir la plus grande compétition de la planète. Je suis sûr que les supporters vont vivre une expérience extraordinaire, qui ira bien au-delà des matchs. Le Qatar ne manque pas d’attraits. » En mai, le même avait lancé : « Quand vous donnez du travail à quelqu’un, même dans des conditions difficiles, vous lui donnez de la dignité et de la fierté. » Un président de la FIFA ça ose tout et sans doute est-ce à cela qu’on le reconnaît.
Le sondage d’Amnesty International pointait aussi le rôle des fédérations nationales, 67% des sondés souhaitant qu’elles s’expriment sur les atteintes aux droits humains. L’ONG, qui n’appelle pas au boycott, propose aux fédérations de sensibiliser les joueurs sur le sujet. L’initiative est accueillie avec contraste, les fédérations espagnoles et françaises étant les plus rétives. Lors de matchs de qualification, les joueurs des sélections allemande, norvégienne, néerlandaise et danoise ont brièvement porté des tee-shirts appelant au respect des droits humains.
Mais aucune fédération n’appelle au boycott. Seule la Belgique semble l’avoir sérieusement envisagé. Et la directrice des ressources humaines de l’Union belge de football, Sylvie Marissal, assure qu’il « y aura des actions visibles » de la part des joueurs. « En tant que joueur, on ne peut pas faire comme si on ne savait pas », avait appuyé Philipp Lahm en août.
De leur côté, les dirigeants politiques font le dos rond. Pas question, en cette période de crise énergétique, de se fâcher avec le Qatar et ses considérables réserves gazières. De ce point de vue, l’émirat a réussi son pari en se posant comme un indispensable allié des Occidentaux.
Cette Coupe du monde est « la caricature de ce que l’homme est capable de porter en lui comme saloperie extrême », écrivait Eric Cantona le 14 septembre. Et de conclure : « Le seul sens de cet événement, on le sait tous, c’est le pognon. »