A quelques jours de l’inauguration officielle Design is (not) art, Anna Loporcaro, la curatrice de l’événement, a évoqué avec nous les temps forts de cette quatrième édition, ses coups de cœur et sur les enjeux du design à Luxembourg.
Comment vous est venu l’idée de créer Design City?
C’était en 2010. Nous sommes partis du constat que toutes les villes d’Europe et même du monde possédaient une Design Week ou un festival du design, mais il n’y en avait pas à Luxembourg. Nous avons réfléchi à ce qu’il nous manquerait pour le faire et quels étaient nos outils, et on s’est rendu compte qu’on possédait finalement beaucoup. Pour avoir une visibilité vers l’extérieur aussi. L’année dernière nous avons été invités à Paris, cette année à Milan… afin de présenter notre biennale et notre point de vue. Ça prouve bien que ce que l’on fait marche. Au tout début – et encore maintenant –, ce projet est une expérimentation, on essaye des choses. Au bout de quatre éditions, on commence tout doucement à trouver notre propre formule et notre propre recette.
En quoi diffère-t-elle?
Nous n’avons pas de foire commerciale derrière nous comme à Milan par exemple. C’est initié par un musée, la réflexion, l’esprit critique occupent le cœur du projet. À Paris par exemple, il y a beaucoup de nouveautés en matière de mobilier qui sont montrées. Le Luxembourg a cette chance d’être «curaté», et comme le pays est petit nous pouvons nous offrir une certaine liberté sur ce qu’on veut montrer et dire.
Quelle est votre valeur ajoutée au Luxembourg?
Je pense que c’est un mélange de création locale à montrer et un focus d’invités internationaux qui portent un regard privilégié sur le Luxembourg, par exemple en ce qui concerne les projets dans l’espace public. Je travaille avec une agence à Paris et une à Trévise en Italie et ces gens découvrent le Luxembourg en posant un regard complètement neutre et externe, en gardant une distance pour pouvoir apporter des solutions aux réflexions que la ville mène déjà.
Pourquoi avoir fait le choix de relation entre l’art et le design?
On m’a souvent demandé «Pourquoi un musée pour porter ce genre de sujet?». On m’a aussi souvent demandé si un musée ne devait pas plutôt montrer de l’art. Cela m’a beaucoup surprise, car je n’ai jamais vraiment fait la différence entre les deux. L’art comme le design ou la mode, tous font partie des industries créatives. C’est un tout. Je n’ai jamais voulu placer de frontières donc ces réflexions m’ont beaucoup intriguée – et amusée! Dans le titre design is (not) art, «not» est bien entre parenthèses, on peut donc l’enlever ou le laisser. Nous avons interrogé plusieurs personnes locales et internationales à ce sujet, et les réponses étaient très différentes.
C’est la première fois que le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain participe à Design City. Pourquoi avoir attendu si longtemps?
Je pense que nous n’avions encore jamais eu l’opportunité d’envisager un projet en commun, que ce soit à cause d’un manque de temps ou de rencontres. Le projet de Benjamin Loyauté m’a tout de suite séduite. Je l’ai proposé à Kévin Muhlen, qui a également accroché. Ce projet colle parfaitement à l’esprit du Casino, je pense. C’est un projet qui frôle l’installation artistique, dans le sens où un artiste aurait très bien pu envisager l’idée.
Pensez-vous qu’il y a une sensibilité plus exacerbée ici à Luxembourg?
Je connais un peu le cas de Bruxelles, dans laquelle les participants et les partenaires sont beaucoup plus nombreux, je ne pense pas que les coordinateurs arrivent à avoir cette alchimie avec tout le monde. Le fait qu’on soit petits et qu’on connaisse les gens est un avantage, car il y a un vrai dialogue qui se met en place, ce qui ne doit pas être le cas dans toutes les grandes villes.
Avez-vous l’impression que les gens manifestent un plus grand intérêt au fil des éditions?
Oui. Heureusement! Au début, c’était presque un exercice que de convaincre les gens de participer puisqu’ils ne savaient pas du tout de quoi il retournait. Ceux qui voyageaient et connaissaient le principe pouvaient être déçus que l’événement ne soit pas aussi gros qu’ailleurs, et ceux qui ne connaissaient pas pouvaient avoir peur de l’inconnu. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être autant sollicitée que je ne sollicite.
La quatrième édition s’intéresse à la rue de Strasbourg et au quartier de la gare. Comment les habitants ont-ils accueilli le projet?
Nous avions organisé une réunion préliminaire, en décembre. J’ai effectivement senti beaucoup de frustration de la part des habitants. Ils ne se sentent pas en sécurité et estiment qu’il n’y a pas suffisamment de mesures qui sont prises pour eux à l’instar des quartiers du haut de la ville qui toujours mis en valeur. On a donc essayé d’intégrer tout ça dans nos réflexions. Au début, tous n’ont pas forcément compris la nature de notre intention, confondaient design et art et pensaient donc avoir des sculptures, etc. J’ai dû revenir plusieurs fois sur la terminologie et rappeler que le principe concernait notamment la cohésion sociale, avec l’emploi de procédés plus abstraits, pas toujours visibles à l’œil nu.
C’est donc une vraie portée pédagogique et éducative au design!
Oui, on a voulu aller à la rencontre des gens, en faisant un micro-trottoir pour le magazine Design City et tout le monde a reconnu que si on embellissait la rue, il y aurait un impact plus positif. Bien sûr, se contenter de poser un pot de fleurs ne va pas faire bouger les choses, il est question de pédagogie et de cohésion sociale. Ils ont des commerces, une vraie communauté, une richesse et c’est sur tout ça qu’on a décidé de s’appuyer.
Le gros temps fort de cette édition?
Tout! Les premiers jours d’ouverture vont être particulièrement intenses. L’exposition au Cercle Cité du nom de Local Craft Meets Design avec une douzaine de designers Luxembourgeois qui travaillent avec des artisans et qui montrent le produit fini, un after party aux Rotondes pendant lequel Party Raclette va sérigraphier des petits foulards de chemineaux pour rappeler le quartier gare et faire un workshop participatif pendant la soirée, et, le lendemain on vernit l’exposition Le Bruit des Bonbons au Casino. Le 29 avril Claudia Passeri concocte un dîner au Mudam. On est loin du food design et du phénomène de mode, on est dans quelque chose d’authentique. Le 30 avril, on vernit l’expo au LUCA avec un apéro à 11h30, et ensuite jusqu’au 1er les Rotondes organisent un pique-nique pour vernir leur tout nouveau mobilier, imaginé par les designers de Talking Things. Nous avons également obtenu l’autorisation de fermer une partie de la voie, place de Strasbourg, le 1er pour organiser une fête de quartier. Du coup, ça fait quatre jours assez intenses d’ouverture de projet.
En parlant du pique-nique, n’y aurait-il pas une volonté de vulgariser le design à travers ces événements?
Pour moi, le design devrait être démocratique de toute façon. Heureusement, il existe encore beaucoup de designers avec une âme de designer qui se posent de vraies questions, et tout doucement, grâce aux nouvelles technologies, on revient à un design démocratique. De nouvelles cellules se créent, les designers ne s’appellent plus designers mais «makers», ceux qui «font des choses», en utilisant les impressions 3D par exemple. On ne passe plus par le réseau industriel comme c’était le cas il y a 10/15 ans. Tout doucement, on revient à quelque chose de plus pur, en lien avec l’artisanat et l’être humain au centre.
Avez-vous un coup de coeur en particulier?
J’ai un faible pour Le Bruit des Bonbons au Casino. C’est un projet que je trouve vraiment très beau et très actuel même s’il n’a pas été fait au moment où l’actualité était aussi importante. Le projet tourne autour de bonbons faits à Damas en Syrie et qui évoquent toute la mémoire de la ville, de ce bonbon qui était vendu à la criée sur des étals de marchés. Ce parfum de rose de Damas n’est plus produit aujourd’hui. Benjamin Loyauté l’explique dans le descriptif du projet, le bruit des bouzas (sorte de gros marteau) qui venaient casser la glace a été remplacé par le bruit des bombes. C’est comme si les bonbons s’étaient tus dans la ville, et par les bonbons, l’image des enfants est évoquée. C’est donc toute cette mémoire collective qui est partie avec, c’est pourquoi je trouve le projet très beau.
Avez-vous déjà des idées ou des pistes pour la prochaine édition?
Je parlais des makers tout à l’heure, et il y a vraiment quelque chose qui m’intéresse dans cette idée, ainsi que dans les nouvelles technologies. Peut-être quelque chose d’un peu plus futuriste, évoquant la vision du design dans 20 ans? On verra si ça se développe dans ce sens-là ou non.
Enfin, pour vous, le design est-il de l’art ou n’est-il pas de l’art?
Les deux! (rires) Ca m’émeut autant qu’une œuvre d’art. Ça déclenche en moi des réactions donc à partir de ce moment-là, j’ai du mal à faire la distinction.